Jour
3 et je m'y retrouve - je m'habitue à cette aube subite
qui se lève à 7 h 30 pile. Un instant, tout est noirceur,
puis l'autre, tout est clarté. Le temps n'est ni ensoleillé,
ni couvert, mais il ne pleut pas.
Je
charge la nouvelle voiture de location que j'ai prise
à l'agence hier (celle-ci ne se révolte pas aux arrêts),
et je quitte l'hôtel à 10 h. Ma quête pour localiser
un café Internet est infructueuse, et je m'y perds dans
ces villes portugaises où le nom des rues n'est pas
indiqué. À mes demandes de directions, de vagues réponses
: Em frente (droit devant). Je comprends bientôt
que si l'on suit em frente pour un bon moment,
on repassera par là dans deux ou trois ans ; la terre
est ronde. Je n'ai qu'à suivre mon nez, exploration
à la portugaise !
Quelques
vingt minutes après avoir quitté Albufeira, j'atteins
les contreforts de la Serra de Monchique. C'est
la mi-février, le printemps est en effervescence. Les
amandiers en fleurs parsèment le paysage et le vert
tendre des arbres reflète joliment la lumière argentée.
J'arrête pour faire le plein. Je n'emprunterai pas l'autoestrada,
et il faudra cinq ou six heures de route pour parvenir
à Setúbal. Syntonisée à Antenna Dois,
je m'installe confortablement dans la longue route qui
m'attend.
Mimosa (1)
Subitement,
à droite, un arbre gigantesque m'interpelle, tout chargé
qu'il est de fleurs jaunes. Mimosa ! Je ralentis, puis
j'arrête la voiture sur le bord de la route - un emplacement
y est déjà prévu. La magie de l'arbre agit sur d'autres.
Un couple s'affaire à couper une quantité impressionnante
de branches. L'homme en avance une afin que je me serve.
Je me maîtrise, tout comme je me suis contenue hier,
quand j'ai acheté ce si joli pot de fleurs en céramique.
La branchette embaume la voiture. L'âme repue, je poursuis
ma route vers la Serra.
La
circulation locale ralentit mon rythme énergique : un
homme conduisant une charrette, précédée par ... un
âne. Je m'adapte, et je le suis, très lentement. Bientôt,
une longue file de voitures prolonge la procession;
certains sont plus patients que d'autres, mais la route
commence à serpenter, et la circulation en contresens
nous interdit toute fuite.
Son
affirmation longue de cinq kilomètres terminée, l'homme
se range enfin sur l'accotement et la vitesse du 21e
siècle est rétablie.
Caldas de Monchique
La
Serra de Monchique baigne dans un microclimat
; feuillage verdoyant et hautes montagnes, s'élevant
vertigineusement vers la brume, puis plongeant profondément
vers le creux des ravins, où cascadent les ruisseaux.
Le contraste est marqué avec la côte plus aride de l'Algarve.
La route grimpe vers les hauteurs, en corniche, prévoyant
amplement d'espace pour deux voies malingres. L'atmosphère
est vaporeuse, la végétation luxuriante, l'ambiance
est à un monde éthéré d'anciens couvents, de fermes
centenaires et de moutons au pâturage. En rien semblable
à mon habitat naturel, je suis complètement captivée,
mes yeux cherchant les moindres détails pour les comparer
à ce que je connais, puis les sauvegarder dans ma mémoire
à long terme, pour être rappelés plus tard, à -40°
C.
Hiver au Québec
NDR
: A droite, avant le
départ du Québec ce février-là... Il fait rarement -40°
C quand le paysage s'emmitouffle dans la neige. C'est
avant, ou après, que le froid mord cruellement.
Un
détail s'impose à mon attention, brise ma concentration
et me précipite dans la stupéfaction. Dans le fossé,
des callas
blancs. Beauté !
Je
commence à freiner, mais les voitures qui me suivent
m'arrêtent. Je continue à rouler, cerveau à cent-soixante
à l'heure.
Des
arums dans un fossé ? Des plants sauvages ? Font-ils
partie de l'aménagement d'une habitation que je n'aurais
pas vue ? Une anomalie ? Je poursuis ma route et bientôt,
la vision resurgit. Cette fois, il y a une maison tout
près... Dommage, ils sont cultivés. Refoulant mon désappointement,
je continue, une toute petite semence de cupidité germant
dans mon coeur.
Un
seul, me dis-je, rien qu'un, pour agrémenter le mimosa.
Parfois, l'atmosphère est vaporeuse sur les hauteurs
de Monchique.
Les
lys calla me taquinent. Ils se cachent, tantôt en apparente
domesticité, tantôt en abandon sauvage, tout au long
des courbes sinueuses du chemin étroit. Aucun accotement,
circulation en contresens, et file de voitures derrière
moi. La vigilance est obligatoire. Incapable de m'arrêter,
ma frustration s'amplifie. La provocation relève de
l'insupportable quand, enfin, j'aperçois un massif de
callas d'un côté de la route et, de l'autre, perchée
sur les flancs du ravin, une maison de thé. Sur le coup,
j'active le clignoteur et je me gare dans le stationnement
minuscule.
Portugais
imparfait : Pode dar-me chá se faz favor ? La
vieille dame à la peau tannée et aux yeux perçants s'essuie
les mains à son tablier, puis m'indique une table.
Je
m'installerais bien dehors, sous la pergola, mais le
temps a tourné au frais, à l'air montagnard et humide.
Elle me sert le thé, chaleur bienvenue nourrissant mon
courage... Estas flores ?, pointant vers les
arums de l'autre côté du chemin. Réponse inintelligible
de la dame. J'hésite puis, poussée par ma convoitise,
je poursuis : É possivel dar-me uma flor ?
Mon
accent est sûrement terrible, la dame me regarde, abasourdie.
Serra de Monchique vue près de Marmelete
Une
autre gorgée de thé, repli stratégique.
L'impasse
est brisée quand arrive une foule de ... deux femmes.
Blondes, volubiles, familières, elles engagent la conversation
avec la vieille dame. L'une d'elles se sépare du groupe
et s'avance vers moi.
"Bonjour,
parlez-vous anglais ?"
Je réponds, "Oui."
"Je suis Allemande, et je passe mes hivers ici,
à Monchique. Resterez-vous dans les parages
?"
"Non, je rencontre un ami à Setúbal,
plus tard dans la journée."
"Qu'avez-vous demandé à la propriétaire
? Elle n'a pas compris."
Je souris : "Ça doit être mon accent.
Je lui demandais si je pouvais avoir un des lys calla
qui se trouvent de l'autre côté de la route.
Sont-ils cultivés ?"
"Non, ils poussent partout, comme des mauvaises
herbes."
Elle
retourne auprès de la vieille dame et prononce quelques
paroles en portugais. La dame disparaît, puis revient,
pelle à la main !
Horrifiée,
je m'exclame : "Non ! Pas le plant, juste une fleur,
s'il-vous-plaît !"
La
vieille dame abandonne la pelle, traverse le chemin,
couteau à la main, et s'affaire ici et là dans le jardin
bien cultivé et bien entretenu. Elle revient aussitôt,
m'apportant un immense bouquet d'une vingtaine de callas.
L'image du pot en céramique de la taille d'un pouce
me traverse l'esprit, laissant derrière elle les traînées
d'un fou rire silencieux.
Les
remerciant avec effusion, j'extirpe du fond de la voiture
le contenant en plastique de mon cellulaire Vitamina
Zero, puis je l'emplis du contenu entier de ma bouteille
d'eau. En arrangeant les fleurs dans ce vase de fortune,
j'aperçois un escargot, niché dans les fleurs. Ce sera
le compagnon idéal, me dis-je, j'adapterai mon rythme
au sien.
Les
lys calla durent éternellement. Chaque soir, en toute
désinvolture, j'entrais à l'hôtel du jour pour en ressortir
le lendemain matin, bouquet d'arums dans les bras.
Aujourd'hui,
quand j'aperçois un lys calla, je repense à ces deux
femmes, rencontrées dans la Serra de Monchique,
à leur générosité de coeur et d'esprit. Dans le langage
des fleurs, le lys calla symbolise : beauté magnifique,
ou panache. C'est sans doute vrai.