Parfois,
je suis fâché avec ce pays. J'ai besoin de quitter le front
avant que la colère n'éclate. Je passe le grand pont vers
l'Espagne et je suis ailleurs.
Les grandes asphodèles blanches
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Je
prends de l'avance sur le temps, une heure c'est peu mais
suffisant pour changer le destin d'une colère inutile. Ce
soir, je retrouverai cette heure en revenant au Portugal,
je m'en suis toujours remis. L'Espagne est la seule frontière
dans la région et la Junta de Andalucia m'accueille
une fois de plus.
Je
me rappelle mes escapades déjà anciennes vers Huelva
où la grande statue de Colomb regarde maintenant le Nouveau
Monde à travers les effluves et le décor du "polygone" industriel.
Il y a toujours près des villes espagnoles cette odeur industrielle
typique. Une odeur brune qui s'accorde parfaitement avec
les arides nouvelles banlieues voisines.
Mes
colères étaient plus vives à cette époque, je prenais mes
distances, vers l'est, dans la plaine d'El Condado
ou plus encore, en parcourant la Costa de la Luz
au delà de Matalascañas, avec l'envie secrète d'atteindre
la rive déserte du grand fleuve andalou, le Guadalquivir.
A
d'autres moments, la fraîcheur des châtaigniers de la Sierra
de Aracena calmaient la repousse de quelques-unes
de mes lointaines racines nordiques.
Mais
je n'ai jamais prêté attention à la quasi déserte raya
fronteriza andalouse qui borde le Rio Guadiana.
Sauf quand j'arrive à Alcoutim et que je
me pose toujours sur le même banc, face à Sanlúcar
de Guadiana.
Un air hivernal
à Sanlúcar de Guadiana
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Un
dimanche de naguère, je voyais débarquer des anglais
vivant en marge de la société de l'autre rive avec tout
un fatras de vieilles choses pour la brocante hebdomadaire
d'Alcoutim. Ils nous disaient passer le fleuve chaque
dimanche et que c'était bien plus amusant de ce côté-ci
et que la vie leur était plus compliquée de l'autre côté.
Une autre terre devient paradis dès que l'on n'y a aucune
implication, que les liens sont vacants, que la distance
est prise.
J'ai
imaginé plus d'une fois saisir une barque et traverser le
fleuve, juste pour vérifier si je pouvais me rendre infirme
du Portugal et de mes frustrations. Il y a quelques années,
alors que j'avais gagné la rive du fleuve frontalier en
venant de Mesquita, un haut barrage émergea en face,
presque comme une montagne qui cachait tout le pays.
Sanlúcar depuis la route de El Granado
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C'est
dans ce lieu précis que la frontière délaisse le Guadiana
pour suivre un affluent, le Rio Chança. Ce barrage
serait-il le seul point de passage terrestre depuis la mer
? Cela m'intrigua plus que les joutes fluviales motorisées
qui animaient les eaux au pied de Pomarão, objectif
initial de la promenade. Ce village était jadis le terminal
de la voie ferrée qui descendait de la mine de cuivre de
São Domingos, un peu plus au nord, pour y voir embarquer
le minerai.
Le passeur revient d'Alcoutim
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Pour
le savoir, il me faudrait faire le tour, arriver par l'arrière,
vu la position où je me trouvais. Et puis, l'envie de voir
ce qu'il y avait derrière cette "montagne" me tenaillait.
Ce barrage avait l'air de retenir un pays méconnu.
Avant
la construction du pont international près de l'embouchure
du fleuve, le premier point de passage terrestre organisé
se trouvait à plus de 100 km au nord entre Rosal de la
Frontera (Andalousie) et Vila Verde de Ficalho
(Alentejo).
De
chaque côté des eaux, les chemins et les routes s'étiolent
encore et viennent mourir sur les rives, sans assurer le
passage. Une activité de contrebande intense y sévissait
jusqu'à la révolution au Portugal, en 1974, pour approvisionner
le pays de toutes ces denrées qui y manquaient, autosuffisance
oblige.
Vie paysanne en marge de Sanlúcar
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De
temps à autre, la présence désuète, côté portugais,
d'un Posto fiscal dans un lieu perdu à deux doigts
de frontière l'atteste. Même le récent no man's land qui
s'ouvre sur la Via do Infante (IP1) à l'approche
du pont paraît lui aussi désuet. Il est peuplé de temps
à autre, rarement, pendant une heure ou deux, de douaniers
contrôlant tout ce qui passe.
Le
réactiver serait pourtant facile, surtout en ce temps d'après
le 11 septembre 2001. Mais le mauvais vent vient-t-il encore
d'Espagne ? Celui dont on disait de ce côté de la frontière
qu'il n'amène ni bonnes nouvelles ni bon mariage.
Visiblement,
la Junta de Andalucia met les bouchées doubles pour
achever le maillon manquant de la chaussée autoroutière
européenne E1 qui relie le nord du continent à son extrémité
sud-ouest qui fut en son temps le point de départ vers le
Nouveau Monde.
La Junta de Andalucia m'accueille
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La
traversée du pont ne permet que quelques regards furtifs
vers l'embouchure du fleuve, sans laisser l'occasion de
se tenir à égale distance des deux cités qui se regardent
un peu en biais, Ayamonte et Vila Real de Santo
António.
Les
deux petites villes voient passer les grands échanges sur
l'autoroute et soutiennent maintenant leur prospérité sur
toutes les subtilités de la différence de prix de
quelques produits à une frontière de distance et de l'existence
de quelques autres qui s'arrête aussi à cette limite. Et
le goût de la bière qui est bien différent de chaque côté,
entre une solide Sagres de Lisbonne et une houblonnée
Cruzcampo de Séville.
La
raya fronteriza andalouse ne se fait pas attendre
bien longtemps. Un discret panneau Villablanca et
un angle droit casse mon élan habituel vers Huelva.
Le chantier de l'autoroute et quelques eucalyptus sont vite
dépassés pour laisser place à un paysage au premier abord
plat et monotone et qui me ferait presque hésiter à aller
plus loin. Un rapide coup d'œil à la carte me fait comprendre
que je ne suis pas encore rendu dans le pays de "l'autre
côté du barrage".
Comme
dans les espaces vides de l'Alentejo, la reforestation bat
son plein mais elle paraît moins précipitée de ce côté-ci.
Le pin trouve ici des compagnons moins faciles comme le
chêne, la polémique sera moins vive et le paysage s'en portera
mieux.
Sur
la longue route droite de Villablanca, la lumière
est vive et chaude, la matinée est bien avancée mais les
ombres encore un peu longues en cette journée de février.
Peu
d'animation dominicale dans ce grand village-rue tout blanc,
si ce n'est quelques superbes chevaux montés par des cavaliers
ayant l'air de respecter fièrement une longue tradition.
La rue est à eux et ils ne s'en privent pas. Quelques chasseurs
attardés et armés de 4x4 se rassemblent dans un café.
La
route droite modifie à peine sa trajectoire en sortant de
Villablanca. Le paysage s'ébouriffe et se rapaille
au fil des kilomètres jusqu'à San Silvestre de Guzmán.
Les
vieilles conversations habituelles vont déjà bon train à
la porte des maisons basses tandis qu'un parfum d'oranges
mûres flotte sur la petite place de San Silvestre.
Il fait presque très chaud ce dimanche matin, le bleu du
ciel s'assombrit, signe de parfaite transparence.
A
la sortie du gros village, la nouvelle route de Sanlúcar
a déblayé et remblayé le désert schisteux en douceur.
On ne trouvait là auparavant qu'une maigre piste serpentant
à travers les collines jusqu'au fleuve.
Il
y a comme un air d'Algarve qui refait surface dans ce paysage
qui devient mamelonné. Avec cette première chaleur de l'année,
la même odeur de ciste luit dans l'air tandis que les grandes
asphodèles blanches restent parfaitement immobiles.
La comparaison s'arrête là, il n'y a pas ici de ces petits
hameaux comme de l'autre côté. Uniquement quelques fermes
très dispersées, vraiment peu de monde et surprise, des
troupeaux du fameux cerdo ibérico, race de porc mi-sauvage
bien adaptée au climat de ces régions du sud-ouest ibérique.
Ce que je prenais pour une allure d'Algarve s'estompe, on
sent les premiers arpents de la Dehesa, cette espèce
de forêt ouverte de chênes-lièges et de chênes verts qui
couvre l'Extremadura assez proche, le nord-ouest
de l'Andalousie et l'est de l'Alentejo, où l'équivalent
s'appelle montado.
Troupeau de cerdos ibéricos dans la Dehesa
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Cet
environnement équilibré abrite, outre les porcs à une très
faible densité, une faune ornithologique précieuse. Ces
porcs se nourrissent de l'herbe et des racines qu'ils trouvent
sur ces grands espaces et les entretiennent en grattant
la terre et en se déplaçant beaucoup. Les éleveurs leur
apportent en été, période de maigre fourrage, quelques céréales
en complément. Puis à l'automne, ils s'engraissent rapidement
avec la maturité des nombreux glands. L'essentiel des morceaux
de la bête est destiné à la fabrication de charcuterie dans
la Sierra de Aracena (surtout à Jabugo)
toute proche.
Je
me souviens avoir déniché à Huelva
de la viande fraîche de cerdo ibérico, autant persillée
et goûteuse que saine. Et puis que dire du royal jamón
ibérico de Jabugo, encore appelé pata negra.
Quand on connaît la qualité des viandes issues des méthodes
industrielles d'élevage, on ne peut que vouloir protéger
ces méthodes ancestrales pratiquées dans ces régions considérées
longtemps comme parents pauvres de l'Europe, méthodes d'ailleurs
redevenues rentables face aux ravages provoqués par l'agriculture
industrielle.
Ebloui par la blancheur des maisons
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Je
me rapproche de l'autre pays et je vois les abords d'Alcoutim
de l'autre côté du fleuve en descendant vers Sanlúcar
de Guadiana. Comme moi, quelques personnes cherchent
à atteindre le quai pour regarder en face. Bien sûr je me
perds dans ce village, ébloui que je suis par la blancheur
des maisons.
Le
contraste de quelques platanes en repos hivernal étonne
un peu dans ces paysages sempervirents. Le Portugal vient
me rechercher quand le passeur accoste juste sous mon regard.
On parle même d'un projet de pont entre les deux rives,
ça sera encore plus facile, dans le futur. Mais j'ai
pris goût à l'envers du fleuve et le barrage et son hypothétique
passage m'attendent.
Sans
oublier que ce lieu est un confluent de nombreux anciens
chemins muletiers de l'Andévalo avec le Guadiana
qui laisse ressentir jusqu'ici les effets des marées, ce
qui explique la présence de quelques plaisanciers et de
pêcheurs. C'est aussi un lieu de ralliement pour la chasse.
Je
passe sous la domination du Castillo de San Crístobal
avant de remonter vers la route de El Granado. Des
hauteurs, on embrasse tout le gros village et sa vie paysanne
qui subsiste en marge. Plus loin, le fleuve brun dessine
ses méandres dans le pays, sans pour autant indiquer la
présence d'une frontière.