Bercé par les méandres du grand fleuve, perdu dans mes
pensées frontalières, j'en oublie mon barrage. J'imagine pouvoir
y arriver en passant par El Granado où je trouverai bien
une piste vers l'ouest, comme l'indique vaguement la carte. La
route sinueuse se dégrade jusqu'aux abords du village que je traverse
trop vite. Une piste m'interpelle vers la gauche, semblant se
diriger vers la direction souhaitée. Quelques kilomètres hésitants
mais cette piste a l'air d'insister son parcours vers l'ouest.
Des eucalyptus esseulés croisent le fer avec un ciel cristallin
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Plus loin, des eucalyptus esseulés croisent le fer avec
un ciel cristallin au beau milieu d'un paysage de plus en plus
ravagé. La piste grise et poussiéreuse se hisse tout doucement
sur un plateau, l'horizon s'ouvre au loin sur des coins du rivage
tortueux de la retenue d'eau du barrage convoité.
La partie semble gagnée, le but est proche mais
soudain, je déboule dans un hameau perdu, La Isabela,
où des regards furtifs s'étonnent de mon passage car je
suis identifié immédiatement par une immatriculation qui
vient de l'autre côté de l'infranchissable fleuve frontalier
tout proche.
Puis le cheminement repart brutalement à angle droit.
Je sens que la destinée de la journée va à être bousculée
et je suis piqué par une nouvelle curiosité, celle de m'enfoncer
dans cette raya fronteriza andalouse. Je me rassure
en sachant que je parviendrai à sortir quelque part plus
au nord mais en souhaitant secrètement que l'instant du
cheminement se prolonge indéfiniment derrière chaque
nouvelle colline.
Un écrin de chênes parsemé d'asphodèles blanches
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Le dépouillement ravagé qui s'offrait à ma vue s'enrichit
maintenant d'un vert avenant, des petites vallées se creusent,
l'eau coule et des niches foisonnantes de vie remplacent les eucalyptus
décharnés.
Le chaos de la piste laisse augurer une impasse dans ma
progression et qui se présente soudain dans le fond d'une vallée
plus large que les autres, où un pont a achevé son existence tourmentée
depuis quelque temps.
Les eaux limpides de la rivière ont fini par donner une
tonalité chaude voire irisée - nous ne sommes pas loin des mines
de cuivre de l'Andévalo - au lit schisteux et solide qui
devrait me faciliter le passage à gué.
Le désert vert et bleu qui descend jusqu'à Séville
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Je profite un long moment de la fraîcheur des lieux au
beau milieu d'une journée d'hiver qui devient un été, avant de
me lancer fermement vers l'autre rive.
Je m'arrêterai bien un instant au milieu de ce gué improvisé
pour regarder ce que j'impose à cette petite voiture de location
mais l'eau qui atteint un niveau limite m'en dissuade.
Je me rappelle alors mon premier passage à gué dans les
collines de l'Algarve, entouré d'un troupeau de joyeux et gras
cochons qui étanchaient leur soif et leur curiosité à mon égard.
Le barrage est désormais oublié, la piste poursuit son
destin vers un nord encore très vague. Je n'ai croisé âme qui
vive depuis le hameau, depuis longtemps, quand je retrouve avec
surprise une route dure.
Je ne me situe pas, je ne cherche pas à me situer
d'ailleurs malgré les quelques villages qui jouxtent la
route qui s'élargit. Pueblo de Guzmán que je reconnais
tout de suite apparaît au détour d'un virage. Je me retrouve
donc un peu plus au nord-est. Le gros village est vide en
ce début d'après-midi dominical. Le samedi matin, y règne
une ambiance affairée et festive de marché aux allures de
foire. Je connais bien ces lieux sur la route que j'emprunte
d'habitude pour gagner la Sierra
de Aracena.
Cette
partie de l'Andalousie, tout comme l'Algarve et l'Alentejo
voisins, est couverte de Ciste à gomme (Cistus
ladanifer) ladanum ou labdanum, dont il est fait
mention plusieurs fois dans ce site. Il est exploité
dans l'industrie des plantes à parfum, notamment
par la société BIOLANDES ANDALUCIA qui
est installée ici à Puebla de Guzmán,
au cœur de la plus vaste étendue de ciste labdanum
en Europe. Biolandes (siège central dans les
Landes en France) y produit entre autres :
- essence et concrète de ciste labdanum
- gomme labdanum
- essence et concrète d'eucalyptus
- des spécialités comme l'oléorésine d'ail ou l'extrait
de feuilles d'olivier.
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La ermita de
la Virgen de la Peña
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Un de mes hauts lieux se trouve dans les environs, il
serait bon que je m'y rende maintenant et l'heure vire au casse-croûte.
Le ruban neuf et lisse de la route de Tharsis m'amène prestement
au pied de la haute colline d'où partait naguère vers ce haut
lieu une piste devenue maintenant une belle route. La ermita
de la Virgen de la Peña s'accroche sur les hauteurs de roches
nues.
Autrefois, l'endroit était vraiment dépouillé, comme posé
au-dessus de toute la région. Le monde du tourisme s'en est approché
depuis mais ce haut lieu mérite encore son nom les jours de grande
solitude, au milieu d'un silence assourdissant ou battu par le
vent du nord.
Les nombreux amateurs du pique-nique dominical
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Ce ne sera pas le cas aujourd'hui, un grand ballet de
machines de chantier bouleversent les abords de l'ermitage, un
parking tout neuf est en train de voir de jour bruyamment mais
le bruit n'a jamais fait peur à l'Espagne, même pour les nombreux
amateurs du pique-nique dominical qui ponctuent les abords des
rochers.
Je m'attarde quand même le temps qu'il faut sur
les promontoires rocheux qui donnent à voir le désert vert
et bleu qui descend à l'est jusqu'à Séville. Au nord, la
barre montagneuse d'Aracena annonce l'Extremadura,
province secrète et magnifique, précédée de l'Andévalo
teinté des couleurs minières du cuivre des bassins du Río
Tinto et du Río Odiel. La Sierra de Aracena,
prolongement de la Sierra de Morena, s'éteint vers
l'ouest avant le lointain sursaut granitique de Monchique,
de l'autre côté de la frontière.
La barre montagneuse d'Aracena
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C'est donc là devant moi le pays des meilleures
charcuteries d'Espagne, celui du jamón
ibérico de Jabugo, que j'aime
déguster dans les bodegas du côté d'Almonte et
de Bollullos del Condado, accompagné des vins capiteux
de cette région. A la pensée de ces friandises, la faim
me gagne et je me trouve un coin sous les pins, hors de
la multitude, au pied de la colline, pour dévorer la pitance
que j'avais emmenée avec moi, comme souvent. Puis je rebrousse
chemin pour regagner Pueblo de Guzmán et m'enfoncer
de nouveau dans cette raya fronteriza. Il y a comme
un air d'Alentejo sur la route de Paymogo, jusqu'au
pont de la ribera de Malagón où une forêt claire
reprend le dessus.
Ermita
posé comme un bijou
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J'entre dans une zone très reculée de los pasos fronterizos
de Huelva, dotée d'un magnifique environnement naturel,
théâtre d'aventure pour les nombreux contrebandiers qui
passaient au Portugal jusque Corte do Pinto, activité
qui améliora le quotidien de nombreux paymogueros
pendant la guerre civile de 1936.
Peu avant le village, je m'octroie une pause auprès d'un
petit ermita restauré dont j'ai oublié le nom, posé
comme un bijou dans un écrin de chênes parsemé de grandes
asphodèles blanches. L'église brune de Paymogo (Iglesia
de Santa María Magdalena - XVe siècle) se profile dans
l'horizon bleuté.
Un fier cavalier assoiffé et son cheval
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La bourgade blanche et aérée est encore plus déserte.
Devant un bar, dans une chaleur insistante, un fier cavalier vide
une bouteille de bière fraîche à même son cheval nerveux qui voudrait
lui aussi partager cet instant, en somme une version locale d'un
Mac Drive.
Je me promets de revenir à Paymogo et de partir
sur les pistes qui mènent jusqu'aux rives frontalières de la Ribera
del Chanza, de suivre la ruta de los antiguos molinos de
agua, la ruta del contrabando et de rechercher un autre hypothétique
passage terrestre prévu vers le Portugal, enfin de m'imprégner
du parfum des plantes médicinales exploitées ici (lavandes, romarin
(romero), menthe pouillot (poleo) poejo en portugais,
cistes (jaguarzos)) qui coexistent avec les troupeaux de
moutons, de chèvres, des fameux porcs de la Dehesa et même
de toros. De prendre aussi la piste qui remonte vers le
nord en traversant los Pagos de Sierra, vers Jimonete
et Rosal de la Frontera, le plus proche - mais si distant
- point de passage vers le Portugal.
Je file maintenant vers l'est, figuiers, oliviers font
rapidement place aux grandes et très privées réserves de chasse
clôturés (coto privado de caza). A Santa Bárbara de
Casa, je retrouve cette route qui m'avait laissé une impression
curieuse quand je l'avais empruntée naguère alors qu'elle venait
d'être modernisée.
Le revêtement était parfaitement lisse et dont l'inclinaison
dans les virages semblait avoir été calculée pour un confort absolu
qui donne l'envie de se laisser glisser indéfiniment jusqu'au
bout du pays, sans effort et sans bruit, à travers le schiste
tout frais taillé.
A travers le schiste tout frais taillé
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La route a aujourd'hui perdu un peu de son confort, elle
m'amène rapidement à Rosal de la Frontera, gros bourg collé
à la frontière, gavé de commerces toujours animés, sur l'axe Lisbonne
- Séville.
Nous voici au premier point de passage terrestre entre
les deux pays depuis Ayamonte. Rosal de la Frontera
est également un point de départ - encore faut-il y arriver -
pour d'autres découvertes dans la région, que je vous conterai
d'ailleurs une autre fois.
Vers l'est dans le grandiose paysage qui conduit
à Aracena et où se nichent - quintessence des collines de
l'Andévalo - les vieilles cités : Cortegana, Aroche,
Almonaster
la Real.
Vers le nord, dans la corne du Portugal, le mystérieux
pays de Barrancos, où le parler est teinté d'espagnol et
l'unique lieu au Portugal où, sujet de grande polémique, se pratique
la corrida à l'espagnole, c'est à dire avec la mise à mort du
taureau.
Vers l'ouest, dans la quiétude
de l'Alentejo, vers Serpa la Blanche. C'est
par ce côté que je rentrerai ce soir, en perdant l'heure
que j'avais gagnée ce matin. Mais je me trouve maintenant
encore hors du temps.