C'est
un paysage dans lequel on est heureux, parce que la gamme
des couleurs est accordée d'une façon tendre et affectueuse,
parce que les lignes organisent une architecture harmonieuse
qu'il est agréable d'habiter. C'est le plus admirable des
pittoresques. Il peut s'étendre sur toute la surface d'un
pays. Il n'est plus cantonné dans un endroit précis au-delà
des frontières duquel la banalité sévit, mais il recouvre
de vastes étendues, s'organisant dans la diversité, si bien
que tous les horizons proposent des variations infinies
du bonheur de vivre. Les prairies se mêlant aux collines,
les collines aux montagnes, les vallées aux vallons, les
fleuves aux mers, les prés aux forêts, les labours aux palus,
les landes et les guérets aux déserts.
C'est
de toute évidence le pittoresque le plus efficace (sur le
plan de l'argent, bien entendu, puisque c'est celui qui
touche le plus de gens, que c'est sur celui-là qu'on jugera
si nous sommes "modernes", ou si nous ne sommes que vieilles
ganaches rétrogrades, et surtout parce que c'est seulement
si nous parlons d'argent qu'on nous écoutera, et que nous
avons peut-être une chance de sauver ce qui doit être sauvé).
Le plus efficace sur le plan de l'argent, car c'est tout
un pays qui, par sa qualité, attire et retient. Il n'a plus
qu'à se laisser vivre. S'il est assez intelligent pour garder
intact son patrimoine de beauté.
Car
cette beauté ne tient qu'à un fil. Rien de plus facile à
détruire qu'une harmonie, il suffit d'une fausse note. (...)
La bêtise et l'absence de goût ne sont pas les seuls ennemis
des beaux paysages, il y a aussi ce qu'on est convenu d'adorer
sous le nom général de science.
Il
suffit de quelques pylônes "judicieusement" placés pour
détruire toute beauté, qu'elle soit subtile ou plantureuse.
Il est à remarquer que les pylônes sont toujours "judicieusement"
placés. Ils sont toujours au "beau milieu". Et là, rien
à faire ! Qu'il soit clair, qu'il soit manifeste qu'on est
en train de détruire un héritage de grande valeur, on vous
répondra: "c'est le progrès !"
Eh
bien non, ce n'est pas le progrès. Il n'est pas vrai que
quoi que ce soit puisse progresser en allant de beauté en
laideur. Il n'est pas vrai que nous n'ayons besoin que d'acier
bien trempé, d'automobiles, de tracteurs, de frigidaires,
d'éclairage électrique, d'autoroutes, de confort scientifique.
Je sais que tous ces robots facilitent la vie, je m'en sers
moi-même abondamment, comme tout le monde.
Mais
l'homme a besoin aussi de confort spirituel. La beauté est
la charpente de son âme. Sans elle, demain, il se suicidera
dans les palais de sa vie automatique.
Jean Giono,
extrait de Il est évident dans La Chasse au bonheur
(1988 - Editions Gallimard), recueil de chroniques écrites
entre 1966 et 1970.