Prologue
Autrefois,
j'étais un balnéaire. Mon camp de base fut
d'abord ce charmant petit village qu'était Aldeia
do Meco, proche d'Espichel
et de Sesimbra. J'eus une fois envie de changer.
Je n'étais pas attiré par l'Algarve, par peur
du monde, mais à mi-chemin entre Sesimbra
et Sagres,
il était un coin solitaire qui me faisait les doux
yeux : l'embouchure du Rio Mira.
De
timides incursions en raids plus sérieux au sud (je
profitais des rares demi journées de temps gris),
j'atteignis enfin un jour Vila Nova de Milfontes.
Horreur : c'était noir de monde et nous n'étions
qu'un jeudi, quelque part en juillet. Retour au Meco
où nous avions nos "habitudes".
Quand
je pus enfin prendre nos vacances en septembre, "libéré"
des contraintes scolaires, et donc affranchi de la foule,
j'allai résolument vers cette terre que par instinct
je pressentais promise. Milfontes, il devait y avoir
des furos et des poços, sinon de l'eau
à gogo. Et puis c'est si joli à dire, si musical,
si excitant à chuinter sur la finale "Milfont'ch".
Mon
premier séjour fut idyllique. D'emblée je
me crus au Maroc, ça sentait bon l'Afrique atlantique.
Le Rio pouvait être même une sorte de
fleuve Casamance au Sénégal. Je prenais les
hérons blancs (garças boieras) pour
des ibis. Qu'importaient mes illusions, j'avais trouvé
là un exotisme pépère, sans scorpions.
La
plage, les plages y sont immenses. A marée basse,
elles s'ouvrent sur le décor lunaire de la Costa
Alentejana. Moi qui n'aime la bronzette que le soir,
je pouvais patauger sur des kilomètres de grèves
déchiquetées, sauvages, rutilantes. Et quand
la marée risquait de me coincer, je regagnais ce
qu'il restait de plage par la falaise. Là-haut, je
ne me lassais jamais de découvrir tout un microcosme
végétal et minéral : plantes grasses,
fleurs, épineux sur des roches en décomposition,
mi sable, mi pierres que le vent et les embruns sculptaient
en cheminées de fées, en massifs montagneux
nains. Je faisais de la géologie bonzaï si vous
me passez le mot.
J'étais
levé aux aurores pour profiter de la vie plus longtemps.
Il faisait un froid vif à 7 heures. La rosée
abondante semblait suffire à nourrir la terre. Les
bougainvillées s'en contentaient, impatients cependant
d'éclater aux premiers rayons de soleil. A 8 heures,
j'allais prendre un "acompte" au premier salon
de thé qui ouvrait, je faisais provision de ce délicieux
pain levé, élastique, sapide qui fait l'honneur
du Portugal avec le café toujours franc et loyal,
où que vous alliez. Ma Suisse nourricière
à l'époque ne m'offrait pas de telles garanties
en dépit de sa réputation de qualité.
D'ailleurs, par parenthèse, je m'approvisionnais
à Genève ou Montreux dans les magasins portugais
: Delta, Sical, bacalhau, massas Nacional et enfin,
grelos et nabiças de derrière
le comptoir en saison. C'est dire si j'étais possédé.
Je
ne jurais que par Vila Nova de Milfontes, ses plages,
ses grèves, son Porto das Barcas, ses bougainvillées,
ses hérons, ses loups comme ses sardines grillés
dans ses marisqueiras sans chichis. Je jurais par
son port (qui n'a pas changé), son château
sur l'estuaire qui ne changera pas, son lacis de ruelles
et ses gens : ma marchande de légumes qui m'accueillait
toujours par un Olà querido ! qui me faisait
frémir de volupté. Mon poissonnier taciturne
qui me servait comme un roi et me glissait des cavalinhas
à l'il avec la daurade. Mon père "machin"
qui cabotait en ville avec sa charrette tirée par
une jument câline qu'il nommait amoureusement Hortensia.
Mon boucher jovial qui appréciait ma lusophonie approximative.
Et ce garçon pressé, toujours en course, toujours
en sueur qui ne buvait que l'eau des fontaines et faisait
cependant tous les bistrots pour taper la clope aux touristes
du nord, terrorisés par le gagou du village. Il ressemblait
à Tabarly. Il avait paraît-il survécu
à une overdose qui aurait dû être mortelle.
Et il en traînait innocemment les séquelles.
Je
passais souvent trois semaines à VN (c'est ainsi
que les autochtones l'appellent). La première était
une réadaptation au soleil et une assimilation de
la fatigue du voyage. La seconde était un rêve
debout. La troisième était déjà
ternie par la perspective du retour en octobre, les brumes
du Léman, les sous-vêtements, le boulot
Petit
à petit, Vila Nova de Milfontes changea. Les
prix grimpèrent sous la poussée tellurique
de l'immobilier
la dérive des continents, vous
savez. Et ce fut un séisme dont l'épicentre
me semblait se situer principalement en Algarve et secondairement
à Lisboa. Les traces sont plutôt visibles.
Des Residenciais, des residências, pensões
à n'en plus finir, des rues entières de terra
batida livrées aux pelleteuses et cet ensemble
simili néo mauresque qui trône encore sur un
terrain vague.
Mais
Porto Covo, à dix kilomètres, a connu
pire et en dépit de tout, Vila Nova reste
telle qu'en elle-même l'éternité l'a
faite.
Retour
à Vila Nova
Elle
était encore plus belle en ce 26 octobre sous 25
ou 26 degrés. Le Maroc, quoi ! On comptait les touristes.
Ils se répartissaient en jeunes et bien moins jeunes
couples d'Allemands, de Scandinaves et de Français.
Et cette lumière à vous griller les rétines
! Et ces plans bleutés de la côte, estompés
dans les embruns. Et ces franges éclatantes d'écume
dès après la barre ! Dire qu'on appelle ça
des spots dans le jargon des surfers. C'est réduire
l'indicible beauté à vraiment peu de choses.
Je
logeais dans un superbe studio meublé avec vaste,
cuisine terrasse et tout, à 200m de l'estuaire :
25 € la nuit, c'était plus qu'honnête.
Retenez Apartementos Atlântico. Fernando Almeida,
le patron, devint plutôt un copain. Je pouvais tout
lui demander : faire laver mon linge par l'impeccable (et
très belle) femme de ménage, connaître
les nouveaux bons coins, me renseigner sur l'opportunité
de tel achat de bien. Fernando m'a permis d'ailleurs
d'éviter une belle boulette en me faisant un cours
magistral sur l'économie et le marché immobilier.
Le séisme dont je parlais plus haut
eh bien
il paraîtrait, selon lui, que tout va bientôt
dégringoler, en termes de prix s'entend. Mais revenons
à nos bons plaisirs.
Retrouvailles
J'ai
fait ma cuisine pendant une semaine, forçant sur
le poisson, car il y avait belle lurette que je n'avais
pas vu tant de variétés d'une telle fraîcheur.
Mon lexique personnel s'est d'abord rafraîchi puis
considérablement enrichi. Et puis je suis devenu
le Français un peu zinzin qui grimpe sur les étals
pour photographier la brillance des "zeuils",
l'argent des sardines, le rouge des cantarils, le nacré
des buzios et j'en passe pour ne pas reléguer
ma marchande de légumes aux oubliettes.
Cela
faisait cinq ans que je n'étais pas venu et elle
m'a reconnu ! Olà querido ! Mais en cinq ans
et deux semaines d'immersion, j'avais fait des progrès
:
- Olà querida !
Como estas ? Sempre jovem, sempre bonita !
Et nous nous sommes embrassés. J'étais
en quelque sorte "de la famille" et je vous jure
que j'étais ému aux larmes. Présentation
da minha mãe, da minha filha et enfin de compte
de mes légumes : espinafres (tétragone),
cenouras, agriões (cresson), uvas
Et j'ai fait bombance midi et soir, ne m'octroyant que deux
sorties au restaurant. A Fateixa sur le port et O
Portinho do Canal, au Porto das Barcas, où
j'ai retrouvé les vraies marisqueiras avec
vitrine et choix au doigt et à l'il plutôt
que sur une carte mal traduite.
Le
soir, je me prélassais aux terrasses des bistrots,
écoutant le ressac ou faisant des connaissances.
Alors que je regardais la lune se mirer dans le Rio Mira,
Tabarly m'est apparu. Ciel, le coup de vieux en cinq ans!
Moi aussi, je suppose
Mais lui, plus Tabarly que jamais.
Il fumait ses propres Suave. Il transpirait du front
modérément. Il m'a raconté que le temps
était incertain, qu'il fallait se dépêcher
de pêcher et puis il a disparu dans une ruelle, aussi
vite qu'il était arrivé. Encore une chose
qui m'a ému.