Je
connaisais Alcácer de vue seulement pour l'avoir
longée à trop vive allure lorsque je descendais naguère
à Vila Nova de
Milfontes refaire ma bronzette. C'était le point
de passage obligé. Autrefois, ayant trop hâte de "rentabiliser"
le soleil du sud, je n'en avais retenu qu'une vision de
façade. Imaginez que je sois passé au large de Nice en hors-bord.
J'ai changé. Je ne rentabilise plus. Désormais je paresse,
je goûte, je m'imprègne comme une éponge et la preuve, je
restitue…
Cet
automne, j'avais préparé mon voyage. Il faut vous dire que
j'appartiens au mouvement mondial Slow
Food (contraire de fast), un mouvement de résistants
au nivellement du goût par le bas.
J'avais
donc envoyé une bouteille à la mer en direction de Slow
Food Portugal et j'ai eu la bonne surprise de recevoir un
message de bienvenue assorti d'adresses: une sorte de réseau
de résistance. L'une d'entre elles concernait un tout nouveau
restaurant à Alcácer do Sal, tenu par un membre du
convivium Arrábida : A Descoberta.
La Découverte, cela ne pouvait qu'exciter ma curiosité et
mes appétits de Portugal authentique, au retour de Vila
Nova de Milfontes qui m'avait "déçu en bien"
comme disent les Suisses.
La
Découverte
Après
un tour de chauffe et des repérages sommaires dans cette
petite ville de province, j'ai abordé le restaurant. La
terrasse, en forme de ring de boxe était pleine. Il était
15h, heure locale. Je m'étais faussement persuadé que ce
n'était plus une heure pour déjeuner. Que de préjugés germaniques
ne trimballons-nous pas, nous les Septentrionaux ! J'ai
accosté Christine qui en dépit du coup de feu, m'a écouté
gentiment. J'avais il est vrai de bonnes lettres de créance
: j'étais recommandé par Virginia Kristensen, présidente
de Slow Food Arrábida. Christine m'a présenté à son
mari Michael qui officiait en terrasse, drapé dans un immense
tablier de sommelier comme dans le vieux Lyon. Bonne tête
d'épicurien, rondeurs et sourire avenant. Sans attendre,
il m'a pris en charge et m'a dirigé vers une table occupée
par un couple d'Autrichiens, amis de longue date de Virginia.
J'eus l'impression de vivre une situation surréaliste.
Michael
sur son bateau
J'étais
attablé au soleil avec deux Autrichiens amoureux du Portugal,
"drivé" par Michael Noelke, un Allemand de souche ayant
passé trente ans de sa vie à Bruxelles (dans les arcanes
de la Communauté) et y ayant trouvé sa femme Catherine,
Flamande en Wallonie, spécialiste de l'art contemporain.
Je venais de m'immerger quinze jours dans la langue portugaise
et voilà que je reparlais français avec le restaurateur,
anglais avec les Autrichiens. Quelle confusion, mais quel
bonheur d'échanger nos émois : Espichel,
wonderful ! Et nous voici partis dans nos histoires d'amour,
tandis que Michael, devinant mon appétit, m'apportait un
cocktail des spécialités de A Descoberta : cabeça
de Xara, bacalhau
com grão, grosses crevettes fraîches du Sado,
grillées à l'ail. Une bouteille de branco de Setúbal
nous permit de porter un toast au Portugal (si loin, si
loin hélas de Vienne !), au Pays basque (si près, si près
Grand Dieu d'ici), à nos hôtes, à Slow Food, à la résurrection
d'Espichel, aux cigognes d'Alcácer… Bref,
des agapes alors que je ne savais rien d'Alcácer
encore. Mais j'avais le temps, puisque le temps s'était
arrêté pour moi, alors que Lamartine lui-même n'était jamais
parvenu à en suspendre le vol ! Ô temps, suspends ton vol...,
poème rasoir qu'on nous assénait en classe de seconde à
l'heure de la digestion pénible de la poule au riz façon
cantine.
cliquer sur la photo
pour découvrir le restaurant et Alcácer
do Sal
Restaurante "A Descoberta"
Av. João Soares Branco, 15-16
7580-166 Alcácer do Sal
Tel: (+351) 265 623 877
Fax (+351) 265 619 093
L'installation
à bord
Mes
convives sont repartis vers leur destin hivernal et moi
je suis resté à paresser au soleil. Michael est venu me
rejoindre, le coup de feu étant passé et réduit à quelques
braises couvantes, c'est-à-dire ma table. Il m'a ensuite
dirigé vers le Residencial Cegonha, à deux pas, dans ce
quartier de l'église Santiago, dont les deux clochers
sont habités par une tribu de cigognes. Je n'en avais jamais
vu autant à la fois : Strasbourg, Colmar, Riquewihr, tout
ça, c'était du pipeau ! Ici, je n'avais qu'à élever les
yeux au ciel et j'en voyais partout qui faisaient le pied
de grue sur leur nid en porte-à-faux. Et ça caquetait et
ça claquait du bec !
Magnifique
Residencial que ce Cegonha (of course) où
j'ai emménagé avec tous mes bagages. J'ai nettement dit
que je me passerais de la cassette TV : Vivo bem, sem
televisão, ai-je articulé en prenant soin de n'y pas
mélanger de l'anglais. Mais la dame de la réception parlait
un français de chancellerie.
- Où avez-vous appris si bien,
Madame ?
- A l'école, tout simplement.
- Vous avez dû avoir de bons
professeurs, mais vous deviez surtout être bonne élève…
NDLR : Residencial
Cegonha. Largo do Terreirinho. Tel. +351 265 61 22 94.
A
Descoberta, on s'en doute, devint mon camp de base avec
vue sur le long fleuve tranquille, son bateau bleu Amendoeira,
ses ponts, un pedonal et un en fer dans le plus pur
style Eiffel. Michael m'a donné une mapa où il a
repéré pour moi les bons coins. Trop à mon sens, des tascas,
des chemins, des pistes, les salines, les réserves d'oiseaux,
des herdades et Carrasqueira, port de pêche
cinq étoiles dans l'échelle du pittoresque. Il me faudrait
un mois de plus pour venir à bout de l'estuaire. Et encore
!
Le bateau Amendoeira sur le long fleuve tranquille
Premiers
pas et défrichage
Au
lendemain, je me suis levé avant les Portugais et bien avant
l'heure réglementaire du pequeno almoço. J'ai découvert
la curieuse morphologie de la ville basse, coincée entre
le Sado et les murailles du Castelo. Une ville
toute en longueur, étroite dans sa partie plate, baignant
d'un côté et grimpant de l'autre. J'ai exploré l'axe principal
commerçant qui se cache derrière les façades fluviales.
Je dis axe, car la rue change de nom à chaque travessa,
du Largo do 25 abril au cul de sac de la rue Santo
Pedro et de la Fabrica qui dresse sa cheminée
de briques. J'y ai déniché des lojas minuscules comme
des boutiques de poupée. J'ai foulé les petits pavés dont
je raffole, luisants, polis, doux à la plante, amicaux avec
le pied. J'ai joué avec les chiens, léché les vitrines,
soupesé les prix. Là, j'ai confirmé cette impression de
province, pas même de sous-préfecture, mais de délégation
préfectorale. Un kiosque à journaux s'est ouvert. Amália
a commencé à chanter des fados, chose que je n'avais pas
entendue à Évora et qui m'avait surpris. Des
motos Zundapp chargées de cageots ont pris leur essor,
pétaradant en raison inverse de leur vitesse. Et j'ai pris
mon premier café dans le premier salão de chá
qui ouvrait, environné de jeunes filles encore endormies.
Pasteis de natas frais, tièdes, bolos et toasts
grillés : pão de forma. Je me dis que nos boulangers
de France devraient prendre exemple et abandonner la viennoiserie
franchouillarde qui vous nappe le palais d'un film de gras,
ces énormes pains au chocolat qui certes tiennent au corps,
mais surtout à l'œsophage jusqu'à midi. Et j'ai repensé
avec tendresse à mon tout premier pas au Portugal il y a
vingt ans, à mon premier pequeno almoço dans un café
de Chaves, à l'extrême nord. Qui sait si mon amour
du pays n'est pas né de fiançailles précoces entre un café
Delta ou Sical, un bolo de arroz et
moi. Là encore, province… J'ai quand même depuis connu et
fréquenté aussi souvent que possible la prestigieuse Casa
dos Pasteis de Belém à Lisboa.
Restauré,
j'ai poussé jusqu'au marché à l'autre bout du pays, un foirail
immense qui entoure les arènes. Les forains déballaient
tissus et bonneterie. J'ai remarqué une splendide jeune
femme, peut-être gitane, d'une étonnante élégance de cavalière
Sévillane. Longues et fines bottes, chapeau noir, corsage
amidonné. Tout en tâtant l'étoffe à l'étal, je lorgnais
la santé rutilante de ses cheveux frisés et mordorés qui
lui tombaient jusqu'à la taille. On aurait dit du Federico
García Lorca:
"Je
l'emmenais à la rivière
La croyant jeune fille,
Mais elle avait un mari…
Ce fut la nuit de la Saint Jean
Et presque par obligation,
S'éteignirent les lanternes
Et s'allumèrent les grillons."
J'ai
tourné la page, regrettant toutefois de n'avoir plus trente
ans et à défaut, de n'avoir pas pris mon appareil photo
pour voler son image, bien sournoisement, au téléobjectif.
J'ai tourné la page en traversant le marché au poisson,
m'excusant à chaque pas de regarder sans acheter. Là aussi,
belle leçon de fraîcheur dont nos poissonniers pourraient
tirer avantage, à notre grand bénéfice de Français. Beautés
de l'œil, de l'écaille, tenue de la queue, loyauté des effluves
et en définitive, exigence du professionnel et du consommateur
d'accord sur ce point, peut-être moins sur celui du prix.
La pescada a fait des bonds en vingt ans !
J'ai
rigolé devant la Sado Clínica : il faut être
français et tordu comme moi pour rigoler de ces choses graves.
Mais je n'ai entendu aucun patient hurler.
J'avais
faim quand j'ai regagné A Descoberta et surtout soif
de raconter mes premières impressions de provincial en villégiature.
Oh la belle matinée dans la simplicité et la vérité des
choses ! Que serait mon après-midi dans la Réserve
naturelle du Sado !