Monsaraz, j'y étais le vendredi 25
octobre. C'était l'été, un été tempéré qui ne faisait aucune
distinction entre l'Espagne et le Portugal. Le village avait
mis sa tenue de lin blanc virant à l'ombre dans ces légers
bleutés qu'on retrouve autant à Héraklion, qu'à Séville.
Un blanc chaulé de frais, immaculé, allègre, porteur d'ondes
érogènes et en tout cas, propre à stimuler cette hormone
du bonheur dont le cerveau a le secret.
Gardant l'entrée mauresque, sévère, mais tout aussi
propre, les deux "ancêtres" désoeuvrés (ils ont bien gagné
leur repos) qu'on peut retrouver sur les cartes postales,
tels des acteurs très officiels de l'Office du Tourisme
local. L'un costumé et chapeauté de noir, l'autre plus "ethno"
dans son velours marron, taillé au burin, aussi secret que
le premier. Quoi encore? Une dame portant cuvettes de couleur,
occupée sans doute à préparer l'açorda du soir. Un
couple en lune de miel dans les arènes dépouillées. C'est
tout ce que j'ai vu bouger en extérieurs, abstraction faite
de chats et de chiens ivres de paix.
En intérieurs, en studio pourrait-on dire, j'ai
déjeuné dans un remarquable tasca (O Alcado) arrangée
en belvédère, avec vue imprenable sur le Guadiana,
y compris sur le monumental silo de Reguengos, sorte
de cathédrale du néo agricole. J'ai pu y observer une exposition
de diplômes culinaires. Nous étions il est vrai au coeur
d'une action promotionnelle Reguengos a mesa et il
y avait du concours dans l'air. En salle, une tablée de
vignerons en costume cravate tout ce qu'il y a de plus cossu,
dégustant un plat géant de migas arrosé du plus doré
des Reguengos, carafé par le maître d'hôtel.
Ce carafage ne m'a pas surpris. Le vin devait être
jeune mais fort en alcool. Peut-être aurait-il fallu le
carafer plus tôt pour que l'opération ait un vrai sens oenologique.
Mais le geste était seigneurial comme l'était le formidable
plat de migas sur lequel j'ai cru apercevoir du javali.
Le fameux Galopim, auteur du livre Com
poejos e outras ervas écrit à propos des migas,
plat de pauvre par excellence, que celles-là ne sont pas
celles que mangeaient les travailleurs des métairies. Je
me suis contenté pour ma part d'une açorda délicieuse
et d'une non moins délicieuse demi bouteille de Monsaraz
branco.
J'ai ensuite battu la semelle dans les ruelles,
sur les esplanades, m'enivrant de cette lumière bleutée
que je n'arrive toujours pas à décrire. Je sais seulement
qu'elle est euphorisante. La preuve: j'ai rencontré à l'Office
de Tourisme un routard japonais, dans les trente cinq ans,
solitaire, pêchant le prospectus et demandant des précisions
à la dame de service qui d'ailleurs semblait fort s'ennuyer
en cet interminable après-midi aux creux de la saison. Avisant
mon Nikon en sautoir, l'homme pointe l'index dessus et me
dit comme si j'étais une sorte d'extra-terrestre:
- Hey, you have a Nikon!!!
Je réponds avec un air fataliste:
- Of course, sir...
Sa fibre nationale en était toute émoustillée. Et lui de
me montrer son Canon.
- I have a Canon,
me précise-t-il. A moi de rétorquer, fataliste encore, comme
si Canon et Nikon étaient les deux mamelles de la photographie:
- Of course also, sir!
Formidable rires dans cette salle endormie. Mon japonais
avait presque les larmes aux yeux. Il a dû me percevoir
comme un bon français.
Autres preuves des qualités de l'air en ce 25 octobre:
tous les promeneurs que j'ai croisés m'ont salué et souri.
J'entendais des bonjour, des hello, des Holà auxquels j'ai
répondu de même. Un couple de jeunes espagnols, vraisemblablement
en lune de miel ont même accepté de faire de la figuration
dans les arènes antiques. Cette paix universelle ne fut
troublée que par un gamin du lieu (mais je ne critique pas,
il était chez lui!) qui n'avait rien trouvé de plus drôle
que de tester l'acoustique de toutes les marches de la forteresse
maure avec un tambour de machine à laver. Je vous jure qu'un
tel engin, lorsqu'il déboule dans les arènes, on l'entend!
J'ai fait une incursion dans un jardin des délices.
La porte était ouverte, j'ai avancé un pied et j'ai furtivement
déclenché sur les orangers, les fleurs, la verdure et je
me suis surpris à penser que si j'habitais là, j'aurais
au moins déjà un prix Goncourt. J'ai entrevu de tels jardins
à Pauillac, en Toscane, en Suisse, sur les meilleurs coteaux
du Léman, souvent minuscules, mais si beaux, si secrets.
Heureux les enfants qui auront grandi dans ces paradis.
Monsaraz n'échappe pas à cet esthétisme des pays
de bonne vigne. Et Monsaraz plairait sans doute aux
Suisses qui en général n'aiment que ce qui est de chez eux.
Leur expression "y en a point comme nous autres" le dit
bien. Ici, ce serait la Suisse avec dix ou quinze degrés
en plus. Des rues coquettes, des maisons aux peintures fraîches,
de la discipline: pas d'autos dans la journée, se faz
favor. Parking extra muros avec vision panoramique sur
le Guadiana, le Portugal et l'Espagne à perte de
vue. Pas une miette qui traîne. Des pavés astiqués. De minuscules
échoppes remplies comme des cavernes d'Ali Baba. Des restaurants
avec des nappes en coton lourd. Pas négligeable!
J'ai quitté Monsaraz en me jurant d'y revenir
et surtout d'y connaître des gens comme je l'ai fait à Marvão.
Les deux "ancêtres" m'intéressent. Je suis certain qu'ils
ont beaucoup de choses à dire en dépit de leur silence.
Vou regressar, ce qui est le contraire de régresser.