Le Cap Espichel, par sa configuration géologique
est déjà en soi un chef-d'œuvre de la nature. Une sorte
d'index pointé vers la côte ouest du Nouveau Monde. Une
table, un rocher aux pentes vertigineuses, flanqué dans
un recoin, d'une faille découpée par un oued, d'un porto
das barcas aujourd'hui disparu. Et le dernier repère
terrestre que les navigateurs devaient apercevoir en quittant
Lisboa. Pas étonnant qu'en l'an 0 du 13e siècle, la
Vierge, Nossa Graça leur soit apparue.
Au 18e, une église fut édifiée sur cette gigantesque
maquette de soufflerie soumise à la sculpture du vent. Je
ne dis pas cela par hasard, car la moindre ouverture dans
l'édifice produit un effet venturi (accélération de la veine
d'air) que les aérodynamiciens connaissent bien. Nossa
Graça d'Espichel tourne le dos au vent d'ouest dominant
et se prolonge latéralement par deux longs bras protecteurs
qui enserrent une place nue. Le soleil de midi partage l'esplanade
en deux quartiers sol e sombra, blanc et noir.
Les bras en question sont en fait deux longs bâtiments
bas parallèles : un toit, des chambres pour les pèlerins
et au rez-de-chaussée, des arcades pour la fraîcheur qui
créent une étonnante géométrie répétitive, splendide exercice
d'école pour apprenti dessinateur étudiant la perspective.
Face à l'église et dans l'axe médian, dans l'espace
ouvert à l'est, un calvaire perché sur un seuil de quelques
marches dont la pierre patinée est constellée de lichens
sépia et dorés. Un autre chef-d'œuvre en soi, comme cet
oratoire à coupole de style 18e "flamboyant" qui se tient
à l'écart.
Ce n'est pas tout. Côté mer, derrière Nossa Graça,
une petite chapelle à flanc d'abîme dresse son bulbe terminé
en chapeau pointu.
Je connais cet endroit depuis 1987 et je n'ai jamais
laissé passer une seule année sans y faire un pèlerinage
religieux et païen. Religieux parce que j'offre une obole
à Nossa Graça. Païen, parce que je photographie et
je peins ce lieu chéri qui est une part non négligeable
de ma fortune personnelle au Portugal.
Nossa Graça d'Espichel
Mais ma fortune s'effrite. Voilà 15 ans que j'assiste
chaque année à la décrépitude inexorable de ce que je tiens
pour une pièce du patrimoine mondial. La faute à qui ? Car
il y a faute et je dépose plainte contre X, me sentant personnellement
lésé. Toutes les ouvertures sous les arcades ont été murées,
défigurant l'architecture. Il n'y a pas si longtemps, les
ailes étaient habitées par des retraités de la pêche. Du
linge y séchait. Des ombres s'y déplaçaient. Aujourd'hui,
plus personne, à moins que les vieux aient été murés. Les
bâtiments annexes (sans doute les habitations d'un personnel
laïc et religieux) se sont définitivement écroulés. Les
deux petits azulejos de la chapelle ont été pillés
au burin. L'oratoire, dont la coupole est à ciel ouvert,
finit de se ruiner. Le lieu est livré à toutes les dérives,
des plus graves aux plus légères : il fut un temps où l'
"on" avait autorisé la vente de Gelados Ola et de
bidules clinquants, coquilles de buzias, corail du
Pacifique... Je me souviens, le patron portait au cou une
"hénorme" chaîne en or d'une colossale finesse. Une caravane
faisait une tache horrible sur la façade baroque de l'église.
Des béotiens faisaient des essais de freins dans la poussière.
Aux dernières nouvelles, le site serait livré à
une chaîne hôtelière. J'imagine ici un night club, des téléviseurs
dans chaque chambre, des courts de tennis, des autocars
à perte de vue, bref, de l'impiété et de la rentabilité,
des mots comme cash flow, ratios, marketing qui blessent
les oreilles et rendent aveugle aux beautés du monde.
Qu'en pense le Ministère des Monuments Historiques
? Il faudrait lui poser la question.
Ce domaine, ciné et photogénique en diable, a servi
de décors à de nombreuses productions nécessitant un décor
latino américain. Pour ma part, j'y ai vu des ambiances
de western spaghetti. J'y ai imaginé Gian Maria Volonte
jouant un méchant bouffé par la drogue et le lucre, Clint
Eastwood redresseur de torts, Elie Wallach tordu du cerveau,
mangé par la barbe, James Coburn, assoupi sous les arcades,
Rod Steiger, révolutionnaire zapatiste malgré lui, des chevaux
frissonnants… et les grandes orgues jouant des fugues sur
une partition d'Ennio Morricone… Claudia Cardinale en calèche
et moi et moi, lui prenant la main pour l'en faire descendre
et détournant les yeux (à regrets) quand le vent soulèverait
sa robe… Tout ça à 30 km de Lisboa et à 5 km de l'Aldeia
do Meco, autre joyau saccagé, mais d'un tout autre genre.
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