Du
bruit, entendu
comme nuisance,
mais finalement réduit au bien-être collectif
Commençons
par les extrêmes
A
Vevey en Suisse, dès 19h, tout bruit cause une gêne.
Seule la cloche du donjon municipal est autorisée
à sonner chaque quart d'heure, avec un pic de nuisance
à minuit. Tout autre bruit est sujet à protestation
auprès de l'Autorité. Les Suisses sont aussi
silencieux que la pulsion de leur montre à quartz
depuis la faillite du mouvement à spiral.
A
Stockholm, la neige étouffe toute velléité
de bruit. Chez les Suédois le soir, en prêtant
bien l'oreille, on entendrait une mouche voler s'il y en
avait. D'ailleurs, pour avoir une idée nette du silence,
replongez-vous dans les films d'Ingmar Bergman. Vous n'y
entendez que le bruit de la pellicule dans les engrenages
du projecteur. Parfois, un léger craquement de biscotte
remet les pendules à l'heure, mais cela ne dure pas.
Il ne viendrait à l'idée d'aucun acteur d'élever
le ton.
Le bruit serait-il donc une pure invention des pays du Nord
?
Le
bruit, c'est la vie
Cela
dit, les Portugais ne sont pas plus violents que les gens
du nord. Seulement voilà, ils ne connaissent pas
le bruit parce que le bruit est partout, donc normal. Les
Gaulois, on le sait depuis les recherches de l'éminent
historien Goscinny, avaient peur que le ciel leur tombe
sur la tête. Les Portugais quant à eux ont
très peur que le silence leur tombe sur les oreilles.
Car pour eux, rien ne serait plus insupportable que le vide
dont la nature a déjà horreur. Le bruit est
une vertu des pays du sud, générée
par le climat et l'architecture de casbah. L'expression
"crier par-dessus les toits" se comprend dès
l'instant que l'on sait que les terrasses communiquent par
le ciel. Et puis on vit dehors. Chuchoter serait un péché
d'avarice.
A
la Feria de Grândola, cet été
2003, la sono des manèges a poussé ses feux
jusqu'à 130 décibels*, soit l'équivalent
de l'énergie sonore libérée par un
réacteur au décollage et mesurée au
bord de la piste. C'était la vie. On n'imagine pas
une feria sans barulho. De même au café,
quand Benfica affronte une équipe étrangère,
on n'imagine pas une télé en sourdine, ni
supporters en grande oraison, ni gamins sages comme des
images, car c'est la vie. Quand un ado fait hurler l'échappement
de sa moto trial, il s'amuse à passer sa jeunesse,
car il faut bien que jeunesse se passe. A l'inverse, quand
un papy boudiné dans ses cuirs arrache sa Zündapp**
à l'immobilité en lui faisant cracher toutes
les tripes de ses pauvres chevaux-vapeur, il travaille.
É a vida. Le silence serait la mort ou le
narcissisme métaphysique, ce qui n'a aucun sens.
Qu'aurait-on besoin de méditation, quand un ciel
bleu, une brise caressante, un fumet de sardine et des nabiças
vous font approcher le Nirvana ?
Et
Alcácer dans tout ça ?
AAlcácer do Sal (comme d'ailleurs partout),
on s'arrange donc du mieux qu'on peut pour combattre le
silence, conjurer la mort ou toute spéculation philosophique
sur le vide. Pour ce faire, on dispose d'armes de destruction
massive. L'arsenal est surtout bien fourni en cães,
autrement dit en chiens. A quelques exceptions près,
chaque habitant a le sien. Motif officiel : le chien est
gentil et comme les Portugais sont plutôt gentils,
affables et polis, ils en ont fait un ami pour casser le
silence. Sauf dans les plus grandes villes, il est à
remarquer qu'on installe rarement des alarmes électroniques.
Le chien pourvoit. C'est sa destinée depuis Pompéi
: le cave canem légendaire retrouvé dans les
cendres a fait place ici au cuidado com cão.
Il
se tisse ainsi un réseau interactif d'aboiements
divers, allant du plus grave au plus aigu, du plus épisodique
au plus permanent. Parfois, les voix se mettent à
l'unisson pour donner un concert de ladridos. Il
faut entendre ces tutti, comme au Philarmonik de Berlin
depuis la fosse d'orchestre. Il faut entendre ces sortes
d'hymnes à la joie ou d'orages beethovéniens
avec cuivres, cors, buccins, trompettes, percussions, ra
de timbale et choeurs. Ô la jouissance, mes aïeux
! D'autres fois, on se contente de soli.
"Lafayette"
est un de ces solistes à la voix de baryton. Une
voix d'or. C'est un braque ou du moins, cela fut, car il
semble être en fin de carrière, bien qu'encore
opérationnel en matière de chasse au rongeur.
C'est un braque, mais un brave toqué. Il fait l'admiration
du bout de quartier dont il a la charge policière.
Lafayette est un bon réveil matin. Il attaque le
silence dès l'aube. Ses ennemis, vous vous en doutiez,
sont les furtifs qui s'aventurent sur son territoire et
au-delà, car il flaire le silence à cent pas.
Sa jeunesse a beau fléchir, son odorat reste intact.
Les quelques rats survivants le savent. Ses maîtres,
comme tous les maîtres, ne l'entendent pas de la même
oreille que d'autres. La très charmante Maria continue
sereinement d'étendre son linge dans la rue, alors
que Lafayette tient le micro et entonne un hard rock canin
qu'on peut évaluer à 80 décibels*.
Une
vie de chien
Le
territoire de Lafayette finit là où celui
de la Petite Peste commence. Elle règne à
la croisée des chemins formés par la Rua
José Pomba Cupido et l'angle supérieur
de la Calçada 31 de Janeiro. Dans cette dernière,
Lafayette a compétence territoriale du numéro
31 au 37. Quatre maisons côté impair de la
Calçada et autant côté pair,
sauf l'épicerie qui fait l'angle. Au-delà,
c'est le domaine juridictionnel de la Petite Peste qui pourrait
être un Bichon roux à poil frisé, doté
d'un caractère de cochon.
A
la voir étendue paresseusement sur la chaussée,
vous pourriez croire qu'elle dort. Mais elle veille. Si
l'envie lui prend, elle vous sautera dessus. Pourquoi ?
On ne sait jamais. É assim. Petite, mais grande
gueule et croc facile. Pourtant, ne dit-on pas ici que Cão
que ladra não morde ? En réalité,
c'est une trouillarde. Si elle s'avance, contre foncez-lui
dessus et envoyez la savate sans même qu'il soit nécessaire
de la toucher ! Elle s'effacera en maugréant. Ses
attaques sont rares contre le passant. Bien plus fréquentes
sont ses opérations de police, montées en
conjonction et en synergie avec Lafayette-nous-voilà.
Il n'y a jamais de sexe entre eux. Rien que de la coopération.
La
Petite Peste règne donc de jour sur son lopin. La
nuit, elle veille dans ses quartiers, sur une terrasse située
au premier étage de l'adega qui fait l'autre
angle de la rue Cupido, face à l'épicerie.
Si vous passez par là, ne lui dites pas combien mon
cur bat pour elle. Elle en aurait du tourment. Ainsi
chantait Luis Mariano
Olà
Pestouille, bem-vindo !
Este morada merece um bom cão de familia
C'est nouveau, il y a maintenant La Pestouille qui
a élu domicile au 35. C'est l'Arlésienne du
lieu. On ne la voit jamais, mais on entend parler d'elle.
Je dis "elle", mais ce pourrait être lui,
car contrairement aux hommes, les voix mâles et femelles
ne se distinguent pas.
La
Pestouille est une aboyeuse tousseuse. Elle commence à
japper dès le matin contre rien en particulier. Car
tout doit l'agacer, d'autant qu'elle est nouvelle. Je soupçonne
Mitoucha, la chatte voisine, de venir la provoquer de sa
grâce aérienne. Car pour un chat depuis les
toits, qu'y a-t-il de plus jouissif que la contemplation
innocente d'une boule de poil énervée ? Quand
elle a cessé d'aboyer, la Pestouille tousse. Pas
une toux de poumon, non, mais une toux râleuse de
tête et de gorge qui n'en finit pas.
C'est
peut-être une cigogne qui l'a déposée
là, dans une courette, entre les murs, les toits,
les cheminées. Pour sa journée inaugurale,
elle a aboyé et toussé de 7h à 20h.
J'en ai pris plein les ouïes, car sa voix s'amplifie
par le conduit de ma cheminée alentejane. Tout communique
ici, par effet de casbah. Depuis trois mois, les jours uteis,
j'ai droit aussi aux marteaux piqueurs. La maison du 37
est en rénovation. On y casse tout, même les
pieds et le reste.
Et
dire que j'aurais pu être l'inventeur du haut-parleur
si cela n'avait déjà été fait
par la Voix de son Maître : souvenez-vous de la nostalgique
et adorable image de ce petit chien blanc, justement, qui
dresse l'oreille contre la pavillon d'un gramophone.
Pour
ce qui est du 35 de la calçada, les maîtres
de la Pestouille ne sont guère émus par les
incontinences vocales de leur nouvelle acquisition. Ils
vaquent. Pour eux, la Pestouille n'aboie pas, elle crée
de la vie. Elle est ce petit bout de bonheur qui doit s'ajouter
aux autres au sein d'un foyer uni, bien équilibré,
bien tenu. Este morada merece um bom chefe de familia,
peut-on lire dans les maisons. Cette formule est inscrite
sur des plaques murales, achetées généralement
à Fàtima, à Batalha à
l'occasion des sorties collectives. J'ai parfois envie de
graver une variante de cet ex-voto : Este morada merece
um bom cão de familia. Je l'offrirais volontiers
à ces voisins affables, discrets, timides que je
ne vois que très rarement.
Le
soir, ils rentrent le chien, Dieu merci, non sans s'attendrir
sur le cher petit être, sur des tons commisératifs,
sur des cãosinho, des coitadinho et
tous ces diminutifs éplorés.
C'est
alors que j'écoute Mozart en toute quiétude
et que je m'endors sur l'adagio. C'est la vie.
Alcácer
do Sal, juillet 2003.
NDR
:
* Décibel, invention du chimiste suédois
Decibel qui a donné son nom à cette unité
de mesure du bruit, destinée à l'origine au
calibrage des explosifs. On connaît la Fondation Decibel
qui chaque année, attribue le Prix Decibel de la
Paix à une personnalité méritante au
titre du silence. Ex : Cousteau. La mesure en décibels
n'est pas reconnue au Portugal, car quand on aime, on ne
compte pas.
** Zündapp,
moto nationale portugaise issue d'une vieille licence allemande
de fabrication. Elle brille par un manque de chevaux, un
caractère poussif et un dynamisme en raison inverse
du bruit à deux temps qu'elle délivre. Toujours
en matière de bruit, les jeunes à motos trial
sont des minets, comparés à leurs aînés
possesseurs de Zündapp. A voir et à entendre
absolument : un démarrage en côte de la Zündapp,
chargée de Papa, Maman et d'un cageot de batatinhas
do jardim.