Bilan
d'hiver bon pour l'actionnaire :
gros dividende
Il
y a déjà un peu plus d'un an que je me suis
embarqué dans cette aventure portugaise qui allait
me conduire à une émigration complète.
Premier bilan.
Vous
mes fidèles amis du Pays basque et des alentours,
ceux d'Hendaye, d'Urrugne, de Ciboure, de Saint-Jean de
Luz, de Biarritz, de Bassussary, de Labenne, je suis sûr
que vous vous êtes dit
- Y va pas tenir
y va revenir...
Eh
bien non, il ne reviendra pas. Il reviendra, oui, mais comme
ça, pour vous embrasser, faire la tournée
des grands ducs, pomper votre cave et piller vos réserves
d'écrevisses, se refournir aussi en piment
d'Espelette , en confitures de cerises d'Itxassou,
en ventrèche de thon de Gascogne, en cidre
Txopinondo. Mais entre la France et le PNA (Pays
de Nos Affinités), les amarres sont rompues. Le navire
vogue et on n'inverse pas la vapeur, à plus forte
raison en hiver.
Entre
"l'Hexagone" (horrible mot) et moi, il y a tout
un monde. D'abord l'immense Espagne qui fait glacis, la
haute Castille balayée par un blizzard sibérien
au point que les habitants d'Avila (qui semblent marcher
perpétuellement comme des fourmis) ont la goutte
au nez (nez qu'ils ont d'ailleurs fort rouge au détour
du cache-col). Chaude l'Espagne ?
Ensuite,
neuf cents kilomètres nous séparent d'Irun
à Marvão
et mille soixante jusqu'à Alcácer.
Je ne parle pas du Poitou et des Charentes, ni de l'Anjou,
ni de la Suisse et des Alpes où mes nostalgies pourraient
encore se nicher. Il faudrait faire carrément 2000
bornes pour aller cueillir au chalet un reblochon des Aravis.
Et comme on en trouve (du bon) chez Carrefour à Montijo
Comme on trouve même du Brie de Meaux (du vrai) à
Alcácer
Alors pourquoi risquer sa peau
?
Les
38e caressants, encore !
Enfin
et surtout, il y a le seuil magique du 38e parallèle
- je me répète - mais avec l'expérience,
sa magie se confirme singulièrement. Il passe par
Athènes, Palerme et Sines, à quelques
encablures de Vila
Nova de Milfontes, ce qui explique tout : lumière,
palmiers, bougainvillées exubérants, retombées
épisodiques de pluies qui n'ont rien d'acide : elles
sentent si bon sable chaud !
Ce
parallèle est une frontière. Il partage les
climats sud européen et nord africain. Ainsi, je
n'ai pour ainsi dire pas vu passer l'hiver, saison qui me
terrorisait sous d'autres latitudes plus septentrionales,
y compris au pied des Pyrénées, fussent-elles
souvent balayées par le foehn. Mais ce vent du sud
porteur de palombes m'étouffait et toujours, il précédait
une grosse pluie.
Février
2004. Nous ne sommes déjà plus qu'à
un mois du printemps. J'ai imposé 20° réglementaires
- jamais moins - dans l'appartement. C'est pourquoi, je
n'ai encore eu ni la flemme ni la flamme de remettre ma
cheminée alentejane en service. Ce sera pour l'hiver
prochain. Je me suis contenté (touchons du bois)
d'un radiateur riquiqui à circulation d'huile. Bien
sûr, il y aura des surprises, des retours de flotte
en avril, peut-être des giboulées comme en
mars dernier, se Deus quiser. Ici, le beau temps
vient toujours juste après la pluie. Me croiriez-vous
?
La
nature me chouchoute
En
ce 14 février, jour remarquable (une sorte de Noël
pour les grands), les raiforts, autrement dit les saramagos,
étaient fleuris. Ils le sont d'ailleurs depuis trois
semaines. Ils enluminent les talus et l'ombre des azinheiras
d'un jaune gourmand. La permanence de la végétation
rend l'hiver invisible. Les jacinthes explosent sur ma terrasse.
Les bougainvillées ont fait des branches nouvelles,
fortes, pointées au zénith. Quant à
l'hibiscus, il poursuit sur sa lancée d'août,
l'ostentation en moins, car les pucerons ont déjà
tenté un putsch vite réprimé. Je ne
compte plus les jours où j'ai déjeuné
sur la varanda, ivre d'un soleil pas méchant
du tout, caressant, félin comme dirait Mituxa,
la chatte qui s'en régale. Le jardin
de Porto Covo paraît plus luxuriant que l'été
passé. J'attends quand même un petit peu pour
semer du basilic.
Une
étrange cucurbitacée appelée chuchu
(je dis chouchou) (NDLR : chayotte) a été
déposée par hasard sur mon buffet en octobre.
Elle ressemblait à une grenade inerte. En quelques
semaines, sans lui prodiguer le moindre soin, elle a développé
une tige puis des rameaux vrillés qui ont pris possession
de mes objets. Aujourd'hui, le chouchou fait partie de mon
décor. Il a ligoté le Petit Prince et ceinturé
l'abat-jour. Grâce aux Brigand,
j'ai découvert que le chouchou fait aussi une soupe
remarquable.
la
société aussi me chouchoute
Il
ne faut pas se le cacher, tout émigré tend
à retisser un réseau de racines. Mon cercle
d'amis francophones s'élargit un peu, mais moins
vite que celui des lusitanophones. Celui-là, il a
fait boule de neige dès l'instant où je me
suis senti capable de baragouiner un peu. Et il s'en apprend
à chaque pas, des choses. C'est un bonhomme qui vous
demande gentiment si sa voiture, pas trop bien garée,
ne vous dérange pas. Et vous de répondre avec
un sourire décontracté :
- Não vale a pena,
posso sair, obrigado !
C'est
cette épicière d'un quartier bien planqué
qui, remarquant mon assiduité, mon goût prononcé
pour les grosses vieilles patates Bintje (étrange
pour un étranger), me suggère d'essayer des
favas, ces grosses fèves charnues qui s'accommodent
avec des linguiças. Il y a cette charmante
jeune barmaid du Café Splash qui avance mon café
comme je l'aime, c'est-à-dire quase cheio,
sans que j'aie à le demander. Il me suffit d'entrer.
Il y a ce cher Paulo qui en dix clics savants me
dépanne l'informatique sur le champ. Qu'il ne soit
jamais à l'heure aux rendez-vous, qu'il promette
de venir "amanhã" sans tenir ne
change rien à l'affaire. On s'habitue, c'est tout,
comme disait l'autre. Il y a tous ces gens qui me font coucou.
Je n'arrête pas de saluer, où que j'aille.
- Como esta ?
Je
réponds "bem" du tac au tac et l'on
me dit curieusement "obrigado", ce qui
signifie peut-être "merci pour la réponse".
On n'arrête pas de se remercier, de se demander pardon.
Le salut, c'est capital dans un quartier.
Certes,
la société n'est pas parfaite, mais laquelle
l'est ? Le quotidien Correio
da Manhã déverse des tonnes de faits
divers frémissants : flic serré (revanche
du voleur), flingage passionnel, tôles embouties,
chocs frontaux. Mais attention ! On ne tue ni plus ni moins
qu'ailleurs, sauf peut-être sur la route. Car j'ai
le vague sentiment que le Portugais mâle n'a pas eu
le temps de marquer une transition entre la charrette à
bras do Pai et la seize soupapes do Filho,
pré vendue à coups de pub tapageuse (les voix
off des spots ressemblent à celles des commentateurs
de futebol).
L'Homo
Lusitanus est passé de l'âne à la BMW
d'un coup, alors que nous, nous nous sommes fait la main
sur la Dauphine, les Renault 8, 21 et 25, avant de tâter
de la grosse allemande. Les Lisboètes foncent encore
à 200 sur les autoroutes et ce ne sont pas deux ou
six copinhos de vinho ou même la présence
d'enfants à bord qui les en dissuade. Les panneaux
routiers qui répètent Se conduzir, não
bebe passent encore pour des principes de gonzesses.
La Suède est si loin !
Pour
ma part, je respecte à la lettre la signalisation.
Cela me vaut des engueulades, des "collages au cul"
nerveux (ah les distances de sécurité !) et
parfois, des doigts mal intentionnés, fussent-ils
paradoxalement d'honneur. Sur la route, aucune civilité.
Je réponds par l'indifférence bébête
et la caravane passe. Libre à moi de me répéter
"Je suis millionnaire, moi Monsieur ! Farpaitement
! Millionnaire en kilomètres ! Alors vos impatiences,
vous pouvez
Bref, comme il vous plaira. Mais de grâce,
laissez-moi au moins dix mètres de battement, pas
deux !".
Toutefois,
la doctrine de la tolérance zéro commence
à poindre à l'horizon 2004. Les radars se
multiplient et les contrôles alcoolémiques
avec. A partir de 80 pour mille, c'est la taule, direct
! Noël et Jour de l'An ont été l'occasion
de ratisser large : défauts de permis et d'assurance,
survitesse, bebida. Mais il y a encore du boulot.
Les patrouilles semblent bien plus préoccupées
par le contenu des camions que par les dingues du volant.
Pour ma part, j'ai une règle de conduite : éviter
de circuler les "grands jours".
Une
bougie ! Parabéns a você !
Voilà
un an que j'ai jeté mon dévolu sur Alcácer,
sans réelle préméditation. Jamais encore,
je n'ai regretté mon choix de vie. J'en aurais eu
l'occasion pourtant, mais j'ai passé outre, car le
bilan est largement positif.
Certes,
j'aurais pu en avoir marre des chiens, des lenteurs administratives
et institutionnelles (on est encore très formaliste
ici). J'aurais pu m'insurger contre Hertz Portugal qui avait
eu la légèreté de me louer une fourgonnette
sans freins. J'aurais pu m'indigner contre la gestion acrobatique
des feux de l'été, contre la canicule non
prévue au contrat, contre le salopard qui m'a tiré
ma máquina fotografica
Mais avec le
temps va, tout s'en va comme dit un autre.
Je
revois le sourire aimable du policier qui me tendait ma
queixa de roubo à signer, une déposition
dérisoire. Résultat : j'ai racheté
un bien meilleur équipement photo ; Hertz pt, profil
bas, s'est écrasé en mon lieu et place. Ma
voiture, rayée par une pelleteuse, va retrouver son
teint de jeune fille. Elle passe ces jours-ci en carrosserie,
à l'issue de trois mois de bataille téléphonique.
J'avais du biscuit à vrai dire : mes charmants voisins
(l'adega de Francisco Espada) ont non seulement
offert leur témoignage, mais en plus, ils me demandent
régulièrement des nouvelles de mon affaire.
Côté
réformes de fond, on construit une piste près
de Viseu pour faciliter l'avitaillement des Canadair.
Plus d'hôpitaux seront climatisés en prévision
des chaleurs mortelles.
Os
cães ? On s'y fait. J'entends toujours Lafayette
et la Petite Peste aboyer, mas cão que ladra,
não morde, me dis-je, m'étant rangé
à la sagesse des gens du lieu.
Il
n'y a que deux choses qui m'énervent : la première
est que trop souvent l'électricité se coupe
sans préavis. Les raisons en sont obscures. La seconde
est que la padaria est en rupture de stock dès
8h du matin. Le très bon pain de Torrão
(odorant, sapide, aéré, bien cuit) me file
sous le nez et cela, c'est très grave.
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