Je suis Alcacerense depuis le 12 avril 2003.
Je porte ce titre fièrement depuis que j'ai accompli
toutes les formalités : n° de contribuinte
fiscal, cartório notarial, registo predial, ouverture
d'un compte bancaire et divers contrats d'eau, d'électricité,
de téléphone. La communication est facile
quoique mon portugais ahane toujours, mais je me débrouille.
J'ai mes dicos, ma grammaire et je révise chaque
jour mes verbos portugueses. Un boulot de Pénélope.
Je ne parle plus seulement au présent et je me lance
dans le futur, le passé composé. Ça
change la vie: tenho comprado uma casa
Il est
vrai que comprar, c'est simple, c'est un peu comme
parler. Je parle, j'ai parlé, je parlerai. On m'écoute
avec indulgence.
Tout cela ne s'est pas fait en un jour. Depuis cet
automne 2002, je cherchais où poser mon sac. Vila
Nova de Milfontes m'avait déçu "en
bien", diraient les Suisses. Alcácer
do Sal, ma conquête de l'année comme
je l'avais écrit dans "Visions
d'Automne", m'attendait. Je devais y trouver
refuge. J'y avais noué des contacts, cultivé
des amitiés, caressé des projets d'amours
pour Carrasqueira,
pour l'église Saint-Jacques aux mille cigognes, pour
le Sado paresseux et pour tout dire, pour cette vie
qui me rappelait étrangement les années 50,
les autos en plus. Un monde de petits commerces de proximité,
à peine visibles, confidentiels, dont la fonction
est de servir et d'entretenir les conversations aux prix
du marché local. De vrais forums un peu sombres,
un peu "bordéliques" parfois, mais tellement
humains et chaleureux. Carvão, cartes postales,
lixivia, vassoura, chouriço et fil à coudre.
De vrais drugstores comme "Dans les Pharmacies du Canada"
que chantait Trénet, en 50 justement.
J'y suis retourné début janvier 2003,
conscient que le temps de chien qui y régnait alors,
me réserverait des printemps et des étés
tardifs fabuleux. Mon compadre Michel Noelke et son
restaurant A Descoberta n'y sont pas pour rien. Ni
Alquimista que j'ai alimenté en chroniques, ni Philippe
Martins avec lequel nous avons inventé le
PNA, le Pays de Nos Affinités. Plus besoin de parler
de Portugal, PNA suffit. Il est notre mot de passe.
J'allais repartir bredouille, ce 9 janvier, quand
José Palmela, très sympathique mediador
immobilier, tout frais revenu de Toronto où il avait
émigré, m'offrit de visiter in extremis un
bijou de maison ancienne, dans les hauts d'Alcácer.
Murs de pierre de 60 cm d'épaisseur, toit sain et
bien isolé, carrelage, fraîcheur et charme
du quartier où flotte le linge comme flottent les
étendards de fête. Vue sur le Sado.
Ce fut le coup de foudre ! Un quart d'heure m'a suffi pour
décider. Le lendemain, je rencontrai le propriétaire,
un architecte de Lisboa. Nous avons signé
un compromis de vente à Setúbal et
avons scellé notre accord dans une marisqueira
paumée de la ville où poissons et crustacés
valaient bien cinq étoiles. Ce fut un jour béni.
Le soleil était hivernal, mais radieux. Que du bleu.
La maison serait libre en avril. Inutile de préciser
combien ces quelques semaines d'attente m'ont pesé.
Fraîcheur et
charme du quartier où flotte le linge...
Navettes
Le 11 janvier, j'ai refait le chemin sacré,
Alcácer, Marvão, Cáceres, Salamanca,
Valladolid, Burgos, Pays basque, mais dans le sens le
moins bon. Car passer de l'immense et noble Extremadura
aux polygones industriels des provinces d'Alava,
de Biscaye et de Guípuzcoa est une
épreuve, surtout par menace de verglas. Le thermomètre
accusait plus ou moins zéro.
Je m'en suis tiré encore une fois. J'ai évité
le pire dans ce que j'appelle "le couloir de la mort",
entre Vitoria/Gasteiz et Donostia/San Sebastian,
où les camions font la loi du bitume. Ô Alcácer
! Tes infractions sont bien légères en comparaison
de celles que je relève sur l'A1 qui en théorie,
doit mener ses usagers sains et saufs d'Irun à
Madrid. A Alcácer, on gare son pick
up Toyota à cheval n'importe où, surtout là
où ça pourrait gêner. Mais entre Vitoria
et Donostia, on vous fonce carrément dessus
avec 30 tonnes de charge au cul. Beaucoup sont inflammables
ou toxiques. Heureusement qu'au cul desdits barlus, figure
en grosses lettres l'email de la société de
transport. Utile pour les réclamations, voire les
sanctions.
Je suis redescendu à Alcácer
le 21 février, dans le bon sens cette fois, juste
après une tempête de neige qui avait sévi
sur le nord du PNA, paralysant Bragança, Guarda,
la Serra da Estrela. Alquimista était parti
le matin même de son Anjou (NDLR
: très provisoire). Nous nous sommes rejoints
à Béjar pour une étape, puis
à Marvão.
Nous y avons pelé de froidure, mais nous étions
au PNA. Que du bonheur. Nous avons bien sûr sacrifié
au frango de O Sever. Nous nous sommes séparés
le lendemain, lui pour "son" Algarve, moi pour
"mon" Alentejo.
Mes meubles et cartons sont arrivés dans
la semaine, piaffant d'impatience d'être déballés
au 33 de la Calçada 31 de Janeiro. Ils étaient
en avance, mais j'espérais que la maison se libèrerait
plus tôt. Ils ont trouvé asile provisoire dans
un appartement de location. Je suis resté à
Alcácer jusqu'au 16 mars, écrivant
dans un curieux décor d'entrepôt. Mais il a
bien fallu emprunter de nouveau le "couloir de la mort".
J'étais blindé. J'avais improvisé un
crochet par Avila et fait bombance à San
Martin de Valdeiglesias, une mignonne localité
où j'ai presque mes habitudes, surtout dans un certain
restaurant qui fait face au poste de la Guardia Civil.
Une ventrêche de thon monumentale m'avait donné
une telle énergie qu'elle me permit d'encaisser le
couloir avec sérénité.
Mi-mars, me revoici basque, avec un il sur
Biarritz et le cur au PNA. Drôle de vie ! Mais
j'ai une consolation. Estou Alcácerense pour
de vrai.
Le 10 avril, je remets les voiles, cap au 240. Une
semi directe, entrecoupée par une étape à
Marvão, à la Casa Dom Dinis,
chambre 14. Au Ninho das Aguias, il fait encore un
froid de loup. Alcácer est plus clémente,
mais j'ai le rhume de ma vie. La totale, yeux, nez, gorge,
oreilles, bronches. Il pleut des cordes. Je suis aphone
quand j'obtiens enfin les clefs de la maison. Je reste sans
voix, mais que c'est bon d'être chez soi au PNA!
Mont Blanc salin
Intégration
Je suis bien entouré de dames de confiance,
mes voisines. Elles me maternent. Des citrons divins apparaissent
comme par enchantement sur le mur de la terrasse. Les fleurs
qu'elles entretiennent de part et d'autre de leur seuil
gagnent petit à petit sur le mien. Wellington, le
chien de la maison contiguë m'a adopté. Il veille
sur notre bout de rue. Minouchka, la petite chatte blanche
qui règne sur les toits fait des incursions timides
chez moi. On s'apprivoise mutuellement.
Mais je dois encore repartir pour un voyage lointain
qui va me tenir éloigné pendant un mois. Je
confie mes clés. Le téléphone sera
installé en mon absence.
Cem Cães - Sem Cães
De retour début juin, je goûte alors
les charmes délicieux de l'été naissant.
T-shirt et pantalon de lin. Grills allumés pour un
oui ou un non, parlote par-dessus les toits. Alcácer
est en fête, souvent. Saint Antoine, Saint Jean, Pimel
2003 (contraction de pignon et de miel), une foire exposition
qui se tient sur le foirail, près des arènes.
Bonne occasion de faire connaissance avec les fournisseurs.
Et puis la ville pavoise sous le curieux signe de "Cem
Cães - Sem Cães", cent calicots peints
par un artiste allemand, Stefan Tümpel. Une expo qui
n'est pas sans déclencher des tempêtes. Choc
des cultures ? Alcácer n'est pas rompue à
l'art moderne. Elle vit encore sur ses traditions, témoin
la Saint Antoine qui donna lieu à une floraison de
petits poèmes placardés sur les façades,
tous les habitants et commerçants se faisant rimailleurs
pour la circonstance.
Ainsi va la vie à Alcácer do Sal,
d'où par beau temps, on croit apercevoir le Mont-Blanc.
Mais c'est un mirage. Ou un miracle salin.
En août, j'irai à Lisboa les
dimanches et à contre courant, laissant les foules
s'agréger sur les plages. Mais en septembre, à
nous les sables fins et les grèves infinies de ma
Côte d'Azur à moi, la Costa Azul. A
nous aussi chocos et linguados frais du bateau
Expo
Cem Cães - Sem Cães.
L'artiste allemand
Stephan Tümpel (à droite) et ses hôtes,
Michael Noelke et son épouse.
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