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Jean-Claude Petit
Je vis à Alcácer (4) :
Ida e volta

Voir aussi ses
Visions d'automne (2002)
en 8 parties

dont 3 pages consacrées à Alcácer do Sal

 
 
 

Récit partisan et subjectif,
illustré par son contraire : Paris

Paris, c'est bien, mais c'est loin de tout. C'est ce que disait un chansonnier suisse et c'est la formule que je reprends à mon compte pour en avoir saisi tout le sens lors d'un récent aller-retour dans la capitale des Gaules.

Je vis à Alcácer, en prise directe avec l'aéroport lisboète de Portela. En bon épicurien, je me dis qu'aux aurores, il me faut une heure pile pour être à l'heure lors de l'embarquement. Et ça marche ! Pas un chat sur les 100 km d'autoroute, parking P2 à main droite, check in sans marathon, montée à bord. On est un peu serrés dans l'Airbus A-319, mais c'est la loi : 170 €, avouez que c'est royal, não é ? De quoi me plaindrais-je, même si les bourrelets (surcharge pondérale) d'un brave Américain nourri à ce que vous savez, m'empêchent de respirer. Je n'ai pu obtenir qu'une place médiane, alors que je choisis toujours un hublot. Vieille manie d'ex-pilote. Sac de sable, d'accord, mais jamais passif : voir d'abord. Cela m'avait valu d'ailleurs de signaler une anomalie à l'équipage d'un IIlyouchine-18 de la compagnie roumaine Tarom, sur laquelle j'avais une fois voyagé dans les années 75 : trappe de train pas rentrée et brinquebalante, alors que nous étions déjà en croisière à 15 000 pieds au-dessus des Carpates. Les "3 vertes" (indiquant train rentré-verrouillé dans le cockpit) s'étaient bien allumées et pourtant…Fort de ma remarque, le copi a réduit la vitesse, puis a sorti et rentré le train deux ou trois fois jusqu'à ce que je lui indique, via l'hôtesse, que tout était "rentré" dans l'ordre. J'avais servi de témoin et peut-être évité que le panneau ne s'arrache et endommage l'empennage à quelque 600 km/h. Les quelque 80 passagers, eux, n'ont rien vu ni rien su, occupés qu'ils étaient à siroter du champagne et à trinquer à la santé du Conducator, feu Ceaucescu.

Bref, revenons à Lisbonne. Il est 07h15 et l'on apprend que l'autorisation de décollage ne sera pas donnée avant 10h45 : Roissy est noyé dans le brouillard. Belle occasion pour lire un quotidien de fond en comble et en apprendre de belles sur la France, car vu d'Alcácer, on n'en retient que les catastrophes ou les matches, surtout quand l'équipe portugaise gagne et défonce les vestiaires de Clermont-Ferrand. Uma vergonha !

DSK se lancerait donc déjà dans la course et l'on devinera qu'il s'agit de la course à l'Elysée. Sarko serait aussi dans la course, peut-être en pole position : un jeune qui n'en veut pour ceux qui n'en veulent ! Bayrou travaille dur à la mise au point de son prototype. Fabius ne dit mot, mais travaille son look de motard à quatre temps. Quant à Raffarin, pliant sous le fardeau des affaires, il se voûterait de plus en plus. Coitadinho ! Que de belles pages d'histoire en perspective ! A l'opposé, côté frime et vacuité cérébrale, StarAc' fait un tabac alors que les débitants gueulent et que Mattei recule devant la carotte alors qu'il devrait avancer. Que de barulho dans l'air! Nous avec Durão, Ferro et Casa Pia, on est largués !

Le petit déjeuner est le bienvenu après cette longue attente. Roissy, afinal, vers 14h, après un vol "jambon-beurre" de deux heures, je veux dire entre deux couches : une haute d'alto-stratus, une basse de nimbo-stratus. Pour un peu, nous nous retrouvions à Bruxelles. Ah Paris où tout me manque!

Premier manque : a palavra

Je n'ai vu aucune communication en langue portugaise. A croire que les voisins européens se réduisent aux Anglais, aux Allemands, aux Italiens. La péninsule ibérique compterait-elle pour du beurre ? Le Portugal, dites voir ? Ça existe ? Ah oui, Amalia Rodriguèzz, Linda de Souza, la Balige en cartão, ma concierge Pourtouguêche ! Voilà ce qu'on entend à Paname. Et j'en passe sur les clichés désobligeants, poil aux dents.

Allons allons, Français de France, faites un effort ! Les Portugais vous aiment tant et connaissent si bien votre culture ! Pour leur rendre la pareille, écoutez au moins chanter Mariza, vous qui aimez déjà les belles filles aux cheveux sophistiqués. Et dites-moi si vous n'avez pas la chair de poule en écoutant Senhor Vinho ou O Barco Negro dont les mélodies ne peuvent pas vous être inconnues.

Eu sei meu amor :
Nem chegaste a partir
Tudo em meu redor,
Me diz que estás sempre comigo

Et si vous chialez à l'écoute de ce refrain, n'en faites pas un complexe de poule mouillée. C'est que vous avez chopé la saudade. On n'en meurt pas, mais cuidado, on n'en guérit jamais !

Second manque : a comida

E finita la comida comme on dit dans l'autre péninsule? A croire aussi. Frites, frites, frites, andouillettes moyennes (et non de Troyes), beurre cuit. Certes, incontournable beaujolais nouveau à la banane, mais bœuf bourguignon non soluble dans le suc gastrique, filets de rougets congelés de marque Sangou et notes eurosalées, eu égard au rapport prix/qualité. Pas un petit légume, nabiças ou couve verde, et s'il y a soupe, rien à voir avec le caldo verde ou l'açorda qui font si chaud au coeur. Bilan : digestions difficiles, sommeil agité, araignées dans le plafond. Le café a cependant fait des progrès si toutefois il grimpe à 2 €, soit quatre fois plus qu'à Alcácer. Quant à la bière, rien à voir non plus avec l'Imperial à 0.5 €. Il n'y a que de la "16" à 2.5 €. Autant vous dire que la bourse se contracte d'autant plus vite que les taxis et même le RER vous en pompent la substantifique moelle. Où va-t-on ? Bientôt à ce train, il ne nous restera pas même une piécette à donner aux dizaines de milliers de mendiants, organisés ou non, Roumains, Serbo-Croates, accordéonistes Biélo-Russes et autres pros du chômedu futé qui distribuent des papillons à tous les voyageurs et les ramassent avec la quête, sans même une lueur de gratitude dans l'oeil.

Bien sûr, on m'objectera que les salaires d'Alcácer ne sont pas ceux de Paris, loin s'en faut. Qu'Alcácer est près de l'Océan et qu'il s'y trouve des jardins. Et on aura raison. Mais entre nous, de capitale à capitale, qui s'est plaint un jour d'avoir mangé comme un sagouin à Lisbonne ?

Troisième manque : a latitude

Vivre sur le 49e parallèle à hauteur du méridien de Greenwich n'est pas une affaire. Vous y ramassez tout ce que les dépressions centrées sur les îles anglo-normandes ont de plus "wet" et de dégoulinant à vous offrir, plus un soleil encore plus bas, quand il n'est pas occulté. La preuve en est que les cigognes ont choisi Alcácer parce que sur le 38e parallèle, donc à 11 degrés de latitude plus au sud, vous cueillez (vous ne ramassez plus) la douceur océanique des Açores et de Madère. En hiver, vous ne risquez plus de vous retrouver dans les fogs suffocants de l'Ile de France, de la Somme ou de l'Aube qui sont les pires. Aux alentours de Troyes (qui ne brille que par son andouillette et son tracé urbanistique en forme de bouchon de champagne), c'est tout juste si vous apercevez une betterave à sucre qui traîne sur la route, à cinq mètres de votre capot.

Certes, il y a des entrées maritimes en Alentejo occidental, mais elles passent comme passe un ange. La preuve en est encore qu'en ce 7 décembre, j'ai étendu mon linge sous un soleil éclatant.

Quatrième manque : o sorriso

A ne pas confondre avec o chouriço. Le sourire portugais s'écrit avec deux R. C'est dire s'il est présent dans la vie, car rarement, les consonnes se doublent. On dit começar pour commencer.

Ce sourire donc existe : je l'ai rencontré à Paris. Ou plutôt au Bourget, après avoir caillé dans la tourmente à attendre le bus 152. J'allais au Musée de l'Air me soûler d'avions de rêves pour soigner mes manques. Pile en face du Musée, je tombe sur un restaurant portugais. Bom Jesus ! Uma feijoada ! Le temps était de circonstance. Elle était bien bonne et servie comme là-bas, mais j'en ai surtout retenu le sourire de la très jeune fille qui me l'a recommandée. Une grâce comme on n'en rencontre peu dans ce Paris périphérique, outragé, brisé, martyrisé par les tags et les graffiti les plus gratuits quand ils n'invitent pas à l'inceste maternel ou au viol des flics appelés "fucks". Je préférais le "Zistis l'est makro" lu sur un mur de Saint-Pierre de la Réunion… Ça avait plus de candeur naïve.

J'en reviens à la jeune fille. Une grâce et un talent qui consiste à ignorer ses propres douleurs (fatigue, coups de coins de table dans les hanches, brûlures des mains) pour rester à la dévotion du client sans en faire des tonnes. C'est peut-être mon meilleur souvenir. Merci mademoiselle. Et vive Benfica et le Sporting dont les icônes étaient accrochées aux murs avec le coq de Barcelos !

Cinquième manque : a minha terra

J'étais dans un taxi qui me menait de la gare Saint Lazare à la gare du Nord. Le chauffeur était muet. Muet jusqu'à ce qu'une auditrice de Radio Machin se plaigne du fait que désormais, les parcmètres soient à carte et non plus à pièces. Elle n'avait pas tort, car venant à Paris pour y accomplir juste une formalité, elle regrettait d'avoir été contrainte d'acheter une carte pleine qui n'allait plus servir. Alors là, le chauffeur s'est répandu en insultes (très au-dessous de la ceinture) sur la personne du Maire de Paris. Ils l'ont voulu, ils l'ont élu, bien fait pour leur gueule! Fin de citation. Et moi de me dire : qu'allais-je donc faire dans cette galère ?

J'ai payé mes 22 € et basta ! L'avion m'attendait. J'ai embarqué et décollé à l'heure, rêvant déjà d'Alentejo, de douceur(s), de cigognes et de carapaus-riz-salade. Et nous voilà sur la grande baille entre Nantes et Vigo, bientôt sur le littoral, quelque part au large de Nazaré. La couche s'est éclaircie puis parsemée. Le soleil était là sur Sintra, Cascais (j'avais un hublot), le Ponte 25 de Abril. J'ai un peu tiré sur le manche (imaginaire) quand nous avons survolé bas les manèges du parc de la Feira Popular et nous avons touché terre sur le plateau de Portela. Débarquement facile, valise au rendez-vous, sortie directe sur le parking P2, paiement au guichet.

J'ai retrouvé ma langue d'adoption. J'ai fait répéter le prix du parking :
     - Diga, se faz favor ?
     - 140 €…

Du coup, j'ai failli avaler ma langue. C'était presque le prix du billet aller-retour Paris. On ne m'y reprendra plus. J'ai donc arrêté là ma gabegie et dès mon arrivée à Alcácer, je me suis empressé de m'offrir en consolation deux beaux carapaus, des patates et une belle alface croquante : 2.20 € chez ma voisine, heureuse de me voir de retour comme toutes mes voisines, les deux Maria, Lisete. Et je suis resté un moment sur le pas de ma porte à me chauffer au soleil comme un chat ivre de paresse.

 
Page © Alquimista.net, 27 décembre 2003.
Texte et Photos © Jean-Claude Petit,
optimisées Alquimista.
Matière fournie par les Lecteurs : lire les conditions d'utilisation du site.
 
 

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