Récit
partisan et subjectif,
illustré par son contraire : Paris
Paris,
c'est bien, mais c'est loin de tout. C'est ce que disait
un chansonnier suisse et c'est la formule que je reprends
à mon compte pour en avoir saisi tout le sens lors
d'un récent aller-retour dans la capitale des Gaules.
Je
vis à Alcácer, en prise directe avec
l'aéroport lisboète de Portela. En
bon épicurien, je me dis qu'aux aurores, il me faut
une heure pile pour être à l'heure lors de
l'embarquement. Et ça marche ! Pas un chat sur les
100 km d'autoroute, parking P2 à main droite, check
in sans marathon, montée à bord. On est un
peu serrés dans l'Airbus A-319, mais c'est la loi
: 170 €, avouez que c'est royal, não é
? De quoi me plaindrais-je, même si les bourrelets
(surcharge pondérale) d'un brave Américain
nourri à ce que vous savez, m'empêchent de
respirer. Je n'ai pu obtenir qu'une place médiane,
alors que je choisis toujours un hublot. Vieille manie d'ex-pilote.
Sac de sable, d'accord, mais jamais passif : voir d'abord.
Cela m'avait valu d'ailleurs de signaler une anomalie à
l'équipage d'un IIlyouchine-18 de la compagnie roumaine
Tarom, sur laquelle j'avais une fois voyagé dans
les années 75 : trappe de train pas rentrée
et brinquebalante, alors que nous étions déjà
en croisière à 15 000 pieds au-dessus des
Carpates. Les "3 vertes" (indiquant train rentré-verrouillé
dans le cockpit) s'étaient bien allumées et
pourtant Fort de ma remarque, le copi a réduit
la vitesse, puis a sorti et rentré le train deux
ou trois fois jusqu'à ce que je lui indique, via
l'hôtesse, que tout était "rentré"
dans l'ordre. J'avais servi de témoin et peut-être
évité que le panneau ne s'arrache et endommage
l'empennage à quelque 600 km/h. Les quelque 80 passagers,
eux, n'ont rien vu ni rien su, occupés qu'ils étaient
à siroter du champagne et à trinquer à
la santé du Conducator, feu Ceaucescu.
Bref,
revenons à Lisbonne. Il est 07h15 et l'on apprend
que l'autorisation de décollage ne sera pas donnée
avant 10h45 : Roissy est noyé dans le brouillard.
Belle occasion pour lire un quotidien de fond en comble
et en apprendre de belles sur la France, car vu d'Alcácer,
on n'en retient que les catastrophes ou les matches, surtout
quand l'équipe portugaise gagne et défonce
les vestiaires de Clermont-Ferrand. Uma vergonha !
DSK
se lancerait donc déjà dans la course et l'on
devinera qu'il s'agit de la course à l'Elysée.
Sarko serait aussi dans la course, peut-être en pole
position : un jeune qui n'en veut pour ceux qui n'en veulent
! Bayrou travaille dur à la mise au point de son
prototype. Fabius ne dit mot, mais travaille son look de
motard à quatre temps. Quant à Raffarin, pliant
sous le fardeau des affaires, il se voûterait de plus
en plus. Coitadinho ! Que de belles pages d'histoire
en perspective ! A l'opposé, côté frime
et vacuité cérébrale, StarAc' fait
un tabac alors que les débitants gueulent et que
Mattei recule devant la carotte alors qu'il devrait avancer.
Que de barulho dans l'air! Nous avec Durão, Ferro
et Casa Pia, on est largués !
Le
petit déjeuner est le bienvenu après cette
longue attente. Roissy, afinal, vers 14h, après un
vol "jambon-beurre" de deux heures, je veux dire
entre deux couches : une haute d'alto-stratus, une basse
de nimbo-stratus. Pour un peu, nous nous retrouvions à
Bruxelles. Ah Paris où tout me manque!
Premier
manque : a palavra
Je
n'ai vu aucune communication en langue portugaise. A croire
que les voisins européens se réduisent aux
Anglais, aux Allemands, aux Italiens. La péninsule
ibérique compterait-elle pour du beurre ? Le Portugal,
dites voir ? Ça existe ? Ah oui, Amalia Rodriguèzz,
Linda de Souza, la Balige en cartão, ma concierge
Pourtouguêche ! Voilà ce qu'on entend à
Paname. Et j'en passe sur les clichés désobligeants,
poil aux dents.
Allons
allons, Français de France, faites un effort ! Les
Portugais vous aiment tant et connaissent si bien votre
culture ! Pour leur rendre la pareille, écoutez au
moins chanter Mariza, vous qui aimez déjà
les belles filles aux cheveux sophistiqués. Et dites-moi
si vous n'avez pas la chair de poule en écoutant
Senhor Vinho ou O Barco Negro dont les mélodies
ne peuvent pas vous être inconnues.
Eu
sei meu amor :
Nem chegaste a partir
Tudo em meu redor,
Me diz que estás sempre comigo
Et
si vous chialez à l'écoute de ce refrain,
n'en faites pas un complexe de poule mouillée. C'est
que vous avez chopé la saudade. On n'en meurt
pas, mais cuidado, on n'en guérit jamais !
Second
manque : a comida
E
finita la comida comme on dit dans l'autre péninsule?
A croire aussi. Frites, frites, frites, andouillettes moyennes
(et non de Troyes), beurre cuit. Certes, incontournable
beaujolais nouveau à la banane, mais buf bourguignon
non soluble dans le suc gastrique, filets de rougets congelés
de marque Sangou et notes eurosalées, eu égard
au rapport prix/qualité. Pas un petit légume,
nabiças ou couve verde, et s'il y a
soupe, rien à voir avec le caldo verde ou
l'açorda qui font si chaud au coeur. Bilan
: digestions difficiles, sommeil agité, araignées
dans le plafond. Le café a cependant fait des progrès
si toutefois il grimpe à 2 €, soit quatre fois
plus qu'à Alcácer. Quant à la
bière, rien à voir non plus avec l'Imperial
à 0.5 €. Il n'y a que de la "16" à
2.5 €. Autant vous dire que la bourse se contracte
d'autant plus vite que les taxis et même le RER vous
en pompent la substantifique moelle. Où va-t-on ?
Bientôt à ce train, il ne nous restera pas
même une piécette à donner aux dizaines
de milliers de mendiants, organisés ou non, Roumains,
Serbo-Croates, accordéonistes Biélo-Russes
et autres pros du chômedu futé qui distribuent
des papillons à tous les voyageurs et les ramassent
avec la quête, sans même une lueur de gratitude
dans l'oeil.
Bien
sûr, on m'objectera que les salaires d'Alcácer
ne sont pas ceux de Paris, loin s'en faut. Qu'Alcácer
est près de l'Océan et qu'il s'y trouve des
jardins. Et on aura raison. Mais entre nous, de capitale
à capitale, qui s'est plaint un jour d'avoir mangé
comme un sagouin à Lisbonne ?
Troisième
manque : a latitude
Vivre
sur le 49e parallèle à hauteur du méridien
de Greenwich n'est pas une affaire. Vous y ramassez tout
ce que les dépressions centrées sur les îles
anglo-normandes ont de plus "wet" et de dégoulinant
à vous offrir, plus un soleil encore plus bas, quand
il n'est pas occulté. La preuve en est que les cigognes
ont choisi Alcácer parce que sur le 38e parallèle,
donc à 11 degrés de latitude plus au sud,
vous cueillez (vous ne ramassez plus) la douceur océanique
des Açores et de Madère. En hiver, vous ne
risquez plus de vous retrouver dans les fogs suffocants
de l'Ile de France, de la Somme ou de l'Aube qui sont les
pires. Aux alentours de Troyes (qui ne brille que par son
andouillette et son tracé urbanistique en forme de
bouchon de champagne), c'est tout juste si vous apercevez
une betterave à sucre qui traîne sur la route,
à cinq mètres de votre capot.
Certes,
il y a des entrées maritimes en Alentejo occidental,
mais elles passent comme passe un ange. La preuve en est
encore qu'en ce 7 décembre, j'ai étendu mon
linge sous un soleil éclatant.
Quatrième
manque : o sorriso
A
ne pas confondre avec o chouriço. Le sourire
portugais s'écrit avec deux R. C'est dire s'il est
présent dans la vie, car rarement, les consonnes
se doublent. On dit começar pour commencer.
Ce
sourire donc existe : je l'ai rencontré à
Paris. Ou plutôt au Bourget, après avoir caillé
dans la tourmente à attendre le bus 152. J'allais
au Musée de l'Air me soûler d'avions de rêves
pour soigner mes manques. Pile en face du Musée,
je tombe sur un restaurant portugais. Bom Jesus ! Uma
feijoada ! Le temps était de circonstance. Elle
était bien bonne et servie comme là-bas, mais
j'en ai surtout retenu le sourire de la très jeune
fille qui me l'a recommandée. Une grâce comme
on n'en rencontre peu dans ce Paris périphérique,
outragé, brisé, martyrisé par les tags
et les graffiti les plus gratuits quand ils n'invitent pas
à l'inceste maternel ou au viol des flics appelés
"fucks". Je préférais le "Zistis
l'est makro" lu sur un mur de Saint-Pierre de la Réunion
Ça avait plus de candeur naïve.
J'en
reviens à la jeune fille. Une grâce et un talent
qui consiste à ignorer ses propres douleurs (fatigue,
coups de coins de table dans les hanches, brûlures
des mains) pour rester à la dévotion du client
sans en faire des tonnes. C'est peut-être mon meilleur
souvenir. Merci mademoiselle. Et vive Benfica et
le Sporting dont les icônes étaient
accrochées aux murs avec le coq de Barcelos
!
Cinquième
manque : a minha terra
J'étais
dans un taxi qui me menait de la gare Saint Lazare à
la gare du Nord. Le chauffeur était muet. Muet jusqu'à
ce qu'une auditrice de Radio Machin se plaigne du fait que
désormais, les parcmètres soient à
carte et non plus à pièces. Elle n'avait pas
tort, car venant à Paris pour y accomplir juste une
formalité, elle regrettait d'avoir été
contrainte d'acheter une carte pleine qui n'allait plus
servir. Alors là, le chauffeur s'est répandu
en insultes (très au-dessous de la ceinture) sur
la personne du Maire de Paris. Ils l'ont voulu, ils l'ont
élu, bien fait pour leur gueule! Fin de citation.
Et moi de me dire : qu'allais-je donc faire dans cette galère
?
J'ai
payé mes 22 € et basta ! L'avion m'attendait.
J'ai embarqué et décollé à l'heure,
rêvant déjà d'Alentejo, de douceur(s),
de cigognes et de carapaus-riz-salade. Et nous voilà
sur la grande baille entre Nantes et Vigo, bientôt
sur le littoral, quelque part au large de Nazaré.
La couche s'est éclaircie puis parsemée. Le
soleil était là sur Sintra, Cascais
(j'avais un hublot), le Ponte 25 de Abril. J'ai un
peu tiré sur le manche (imaginaire) quand nous avons
survolé bas les manèges du parc de la Feira
Popular et nous avons touché terre sur le plateau
de Portela. Débarquement facile, valise au
rendez-vous, sortie directe sur le parking P2, paiement
au guichet.
J'ai
retrouvé ma langue d'adoption. J'ai fait répéter
le prix du parking : - Diga, se faz favor ?
- 140 €
Du
coup, j'ai failli avaler ma langue. C'était presque
le prix du billet aller-retour Paris. On ne m'y reprendra
plus. J'ai donc arrêté là ma gabegie
et dès mon arrivée à Alcácer,
je me suis empressé de m'offrir en consolation deux
beaux carapaus, des patates et une belle alface
croquante : 2.20 € chez ma voisine, heureuse de me
voir de retour comme toutes mes voisines, les deux Maria,
Lisete. Et je suis resté un moment sur le pas
de ma porte à me chauffer au soleil comme un chat
ivre de paresse.